À quoi pensent les abeilles ?
Alain Lenoir Mis à jour 02-Avr-2025
À quoi pensent les abeilles ? de Mathieu Lihoreau, éd Humensciences (2022)

On parle beaucoup 
  en ce moment des sentiments, des émotions, de la pensée, de l'intelligence, 
  de l'empathie chez les animaux. Deux livres récents y sont consacrés 
  qui parlent un peu des fourmis et des abeilles.
  - À 
  quoi pensent les animaux ? de Claude Baudoin
  - Comment pensent les 
  animaux, de Loïc Bollache
Le livre de Mathieu arrive donc au bon moment. L'écriture est agréable, c'est facile à lire et à comprendre pour les non spécialistes. Il raconte aussi un peu sa vie, par exemple qu'il a des problèmes d'oriention et de mémoire contrairement aux abeilles, et on devine qu'il aime les films de science-fiction. Il parle des endroits et laboratoires où il a eu la chance de travailler avant de venir au CNRS à Toulouse. Ce n'est pas un livre sur la biologie de l'abeille, ni sur l'apiculture, mais tous les aspects sur les phénomènes qui dépendent du cerveau et où l'abeille nous surprend tous les jours de plus en plus. Les bourdons lui plaisent aussi beaucoup et sont très présents dans le livre. Il parle aussi des guêpes et des blattes. Tous les termes utilisés en ce moment sont présents, je signale une seule page, mais c'est présent souvent : charge mentale, conscience (p.119, 121), émotions (p.109), personnalité, bonne humeur des bourdons (p.106).
 Voici quelques 
  passages choisis selon mes propres centres d'intérêts donc c'est 
  très subjectif..
  - La bulle de savon de l'abeille (p.15) "j'imagine que les abeilles 
  sont incapables de distinguer une symphonie de Mozart d'un tube de Jo Dassin. 
  Car seule notre bulle nous le permet, mais alors, à quoi ressemble la 
  bulle d'une abeille ?". 
  - Les prouesses d'orientation 
  (p.20->) avec des repères visuels comme chez les bourdons et que l'auteur 
  lui-même a vécu. Les bourdons utilisent aussi les champs électriques 
  (p.25).
  - L'apprentissage 
  par observation existe chez les bourdons (p.74)
  - Le problème du voyageur de commerce chez Chittka à Londres sur 
  les bourdons (p.40).
  - La reconnaissance 
  individuelle chez les guêpes (p.71->).
  - Les effets délétères de la nicotine (p.156), des néonicotinoïdes, 
  des métaux lourds (plomb, arsenic, mercure et cadmium, p.163), des drogues 
  comme la procaïne par Jean-Marc Devaud (p.100).
  - Le rôle des hydrocarbures des fleurs et les marques chimiques laissées 
  par les abeilles quand elles se posent sur une fleur (p.96).
  - L'apprentissage par observation 
  (p.74).
  - Le camouflage 
  chimique des judas dans le film de science fiction "Mimic" de 
  1997 (p.52) : "Le petit groupe d'humains qui tente de sauver New york 
  a la bonne idée de se recouvrir le corps des sécrétions 
  collectées sur les cadavres de judas." (insectes génétiquement 
  modifiés).
  - L'odeur 
  coloniale est constituée d'hydrocarbures comme on le sait depuis 
  lontemps chez les fourmis, mais chez les abeilles "l'odeur des matériaux 
  du nid est un élément clé de l'identité chimique 
  des abeilles" (p.60). Les odeurs des ruches voisines sont proches 
  et les abeilles peuvent changer de ruche et "mon formateur en apiculture 
  vaporise du pastis dilué 
  dans ses ruches pour masquer leurs odeurs coloniales." (p.61). 
  - Bien sûr tout sur les blattes (p.63->)
  - Les travaux de Turner 
  qui sortent de l'ombre (p.92).
  - Le cerveau 
  de l'abeille qui "contient un million de neurones et un milliard de 
  synapses" avec un neurone de la récompense qui s'active avec 
  le sucre. Il y a les corps pédonculés dont l'ancien nom était 
  "corps champignonneux" : "deux cèpes de Bordeaux plantés 
  au milieu de leur cerveau" (p.88).
  - La mémoire phénoménale 
  des abeilles étudiée entre autres par Menzel (p.99) et plus récemment 
  pour détecter les patients atteints du Covid-19, même si cela  
  a été critiqué par Martin Giurfa, ce que l'auteur ne dit 
  pas (p.100).
  - Un chapitre "Les bourdons 
  ne sont pas toujours de bonne humeur" (p.106). Ils présentent 
  des émotions positives et négatives (Lars Chittka). L'auteur parle 
  des effets de l'isolement 
  chez les blattes : "Et si les blattes étaient, elles aussi, 
  sujettes à la dépression ?" (p.107).
  - La conscience des insectes 
  "Si l'on applique les mêmes critères comportementaux et 
  cognitifs aux insectes qu'aux vertébrés, alors ceux-ci peuvent 
  être considérés comme conscients, avec pas moins de certitude 
  que des chiens ou des chats" (p.121).
  - Automates et décisions 
  collectives. Michel Krieger et Laurent 
  Keller ont créé une colonie de robots non programmés 
  pour la collecte collective d'aliments. Ils ont observé que ces robots 
  développent un système d'approvisionnement collectif (p.142). 
  Jean-Louis Deneubourg qui "n'est pas (totalement) fou)" a 
  fait une expérience comparable avec la peur de la lumière chez 
  les blattes et Mathieu a repris ces expériences à Rennes (p.143).
  - Les frelons (p.185).
Sur les fourmis
  - Le podomètre 
  des Cataglyphis du désert selon Rüdiger Wehner (p.34)
  - La super-colonie de fourmis rousses sur l'île d'Hokkaido au Japon ("Ezo-akayama-ari") 
  (p.62).
  - La super-colonie de fourmis 
  d'Argentine (p.63) 
  et les méfaits de cette fourmi sur des colonies de bourdons dans le laboratoire 
  de Toulouse (p.126). "Toutes ces populations invasives ont perdu leur 
  capacité de reconnaisance coloniale. C'est peut-être d'ailleurs 
  la clef de ces invasions à succès."
  - La sagesse de l'essaim : "l'intelligence 
  collective peut être supérieure à la somme des intelligences 
  individuelles". Jean-Louis Deneubourg et ses collaborateurs "ont 
  réalisé de nombreuses expériences pour décrire comment 
  cette sagesse collective pouvait émerger de comportements individuels 
  très simples dans les colonies de fourmis." (p.132
  - Temnothorax et la prise de décisions collectives (p.134).
  - La distanciation sociale chez les fourmis par Sylvia Cremer et Laurent 
  Keller. Les fourmis réduisent leurs interactions sociales avec les 
  individus contaminés par un champignon 
  (p.170). 
  - 
Interviews
  - La 
  terre au Carré du 14 avril 2022. "Avez-vous déjà 
  observé une abeille ? De près, avec attention, sans la perturber 
  ? Vous vous êtes alors peut-être demandé ce qu'il se passait 
  dans sa tête. A-t-elle eu peur ? Vous a-t-elle seulement remarqué 
  ? Voici toutes les questions que pose notre invité Mathieu Lihoreau dans 
  son livre."
Extrait du prologue.
  "Je les ai d’abord maltraités. Tout petit, j’habitais 
  une maison avec un jardin. Comme beaucoup d’enfants en bas âge, 
  j’avais pris l’habitude de goûter tout ce que je trouvais 
  par terre. Souvent, j’attrapais des fourmis. D’autres fois, je m’en 
  prenais aux coccinelles au grand désarroi de mes parents, qui prenaient 
  pourtant soin de bien me nourrir. Puis, en grandissant, j’ai commencé 
  à jouer à la guerre. J’assiégeai les fourmilières 
  avec mes soldats en plastique et je réclamai leur chef. J’étais 
  alors loin d’imaginer l’immense dévouement de ces insectes 
  qui protègent leurs reines à tout prix, n’hésitant 
  pas à piquer et à mordre tout intrus tentant de s’en approcher. 
  Plus tard, j’ai voulu les apprivoiser. Je mettais des fourmis dans un 
  pot à confiture vide dont j’avais percé le couvercle pour 
  m’assurer qu’elles respirent correctement. Puis j’ajoutais 
  des brindilles pour qu’elles ne meurent pas de faim et des gendarmes pour 
  leur tenir compagnie. Malheureusement pour ces derniers, les fourmis peuvent 
  se montrer très agressives et ont besoin de protéines animales 
  pour nourrir leurs larves et se reproduire…
  Plus grand, 
  j’ai appris à les aimer. C’est sur les bancs de l’université 
  que j’ai découvert l’éthologie, la science du comportement 
  animal. Durant les séances de travaux pratiques, nous regardions des 
  vidéos d’animaux et devions noter tout ce que nous observions pour 
  essayer de comprendre leurs comportements. Combien de fois un jeune goéland 
  argenté devait-il quémander de la nourriture à sa mère 
  pour obtenir un poisson ? Au bout de combien de temps les oies bernaches décidaient-elles 
  d’arrêter de brouter de l’herbe et de lever la tête 
  pour surveiller la présence de prédateurs ? Ces vidéos 
  étaient interminables. Mais elles ont déclenché chez moi 
  une vocation.
J’ai découvert la recherche avec mon professeur d’éthologie, sans vraiment me soucier du travail qu’il me proposerait. Il me fallait un stage et une bonne note. Alain Lenoir avait passé sa carrière à étudier la communication chimique chez les fourmis. Avec lui, j’ai donc disséqué des centaines de fourmis et analysé leurs odeurs par des techniques de physique-chimie. Pas de comportement. Ni de chimpanzés. Mais après plusieurs semaines de travail, j’ai pu conclure que les fourmis françaises avaient une odeur différente des fourmis espagnoles, bien qu’elles fussent de la même espèce. Comme je n’avais pas lu la littérature scientifique en détail (ce qu’il faut toujours faire avant d’attaquer une question de recherche), j’ignorais que je n’avais rien découvert de très nouveau : chez la plupart des espèces de fourmis, les membres d’une même colonie ont la même odeur et celle-ci est en partie déterminée par les nombreux gènes qu’elles ont en commun. Par conséquent, des fourmis issues de colonies éloignées géographiquement (par exemple des deux côtés des Pyrénées) le sont également génétiquement et olfactivement [1]. Malgré cette porte ouverte enfoncée, Alain semblait satisfait de mon travail et m’encouragea à continuer dans cette direction. Ce que je fis avec enthousiasme et c’est comme cela que j’en suis venu à me passionner pour la personnalité des blattes, le vote des mouches, la navigation des bourdons, l’apprentissage des abeilles et bien d’autres aspects de la vie intime des insectes que je raconte dans les chapitres de ce livre.
Jusqu’à 
  très récemment, les insectes étaient considérés 
  comme dépourvus de toute forme d’intelligence, ou comme le proposait 
  le philosophe et scientifique français René Descartes (1596-1650) 
  de simples « machines réflexes». On sait désormais 
  que tous les animaux sont doués de certaines formes d’intelligences 
  et que celles-ci évoluent avec les espèces. Les insectes ne sont 
  pas une exception. Ils ont un répertoire cognitif extrêmement riche 
  et parfois déroutant à nos yeux. Cela est d’autant plus 
  remarquable que leur cerveau est ridiculement petit comparé au nôtre. 
  Cette sophistication mentale n’est pas le fruit de l’imagination 
  d’un chercheur isolé (moi), mais celui de milliers d’observations 
  scientifiques, rigoureuses et indépendantes rapportées par des 
  centaines de personnes depuis plus d’un siècle.
  Dans ce livre, je décris les différentes formes d’intelligence 
  décrites chez les insectes et je discute leurs limites. Je vais vous 
  parler principalement d’espèces qui ont été observées 
  de très près depuis plusieurs siècles et que je connais 
  bien : les abeilles." 
[1] En fait, il s'agissait de fourmis Aphaenogaster espagnoles : A. iberica et A. senilis.