Interview Alain Dejean (13 avril 2020)
Alain Lenoir Mis à jour 15-Avr-2020
Comment
a débuté ton intérêt pour les fourmis ?
En 1970-71 Luc Passera
était l’un des enseignants du C4 Entomologie de la maîtrise
de Biologie Animale à L’université Toulouse 3; durant les
TP nous avions eu de nombreuses discussions. Inscrit à l’AEA d’Entomologie
l’année d’après, nous avons repris ces discussions
surtout liées à des biotopes ‘intéressants’
de la région toulousaine. En 1971-72, inscrit en DEA, il m’a proposé
un sujet qui a permis ensuite la soutenance d’une Thèse de spécialité
(nom de l’époque) défendue en 1974. Le sujet portait sur
la biologie des Temnothorax d’où nous avons tiré
trois publications.
L’année d’après j’étais affecté
à la faculté de médecine de Bujumbura où j’enseignais
la biologie humaine et m’occupais de l’administration de base. Mes
collègues, médecins bi-appartenants, consacraient la plus grande
partie de leur temps à l’hôpital. Cela a duré 6 ans
(01/1975-07/1980).
Ta
thèse ?
Thèse d’Etat (1975-1982)
J’ai choisi de travailler, donc au Burundi, sur le comportement prédateur
des fourmis. Luc Passera
a eu l’idée géniale d’écrire à Edward
Wilson soi-même à ce sujet. La réponse a été
rapide, suggérant de rechercher des Dacetini pour comparer la morphologie
des mandibules et le comportement prédateur correspondant.
Parallèlement, Bernadette
Darchen (qui m’avait eu en stage aux Eyzies durant l’été
suivant le DEA) m’a également reçu afin de m’inculquer
la systématique et la diversité biologique des fourmis africaines
tout en me permettant d’accéder à ses collections pour les
reconnaitre par la suite. Georges
Le Masne m’a reçu à Marseille durant l’été
suivant pour me prodiguer des cours particuliers d’éthologie (l’époque
permettait cela).
La thèse, soutenue en 1982, a permis de sortir une quinzaine de publications.
Ton
parcours et situation actuelle, lien encore avec les fourmis ?
Ensuite j’ai travaillé au Zaïre (Kikwit), au Mexique (Puerto
Morelos dans le Quintana Roo) au Cameroun (Yaoundé), à l’Université
Paris 13 et, finalement, à l’Université Toulouse 3 avec
un intermède de 6 ans en Guyane (détaché CNRS au laboratoire
EcoFog de Kourou). Actuellement je suis professeur émérite à
l’Université Toulouse 3, membre de l’équipe CIRCE
du laboratoire ECOLAB.
Le comportement
prédateur des fourmis a donc été étudié de
manière plus extensible abordant les fourmis arboricoles (ici, la proie
peut se laisser tomber, sauter ou s’envoler dans cet espace à trois
dimensions). Par exemple, les Oecophylla
chassent en groupe à l’affut, les proies, détectées
à vue, sont écartelées, ce qui est permis par des griffes
et pelotes adhésives hypertrophiées ; le venin n’est pas
utilisé. Les Azteca andreae,
associées à des Cecropia myrmecophytes, utilisent le
principe Velcro pour capturer de très grosses proies. Les ouvrières
Allomerus fabriquent
un matériau composite à partir des trichomes de la plante hôte
(un myrmécophyte) et le mycelium d’un champignon qu’elles
manipulent, de petits trous sont aménagés dans cette structure
qui est un piège sous lequel elles restent à l’affut. Depuis
ces trous, elles saisiront la base des pattes d’arthropodes qui s’aventurent
sur ce piège. Des Azteca présentent un comportement similaire.
L’étude du comportement prédateur chez des fourmis arboricoles
a été suivie par celle des interactions plantes-fourmis qu’elles
soient lâches (e.g., mosaïque de fourmis dans la canopée des
forêts tropicales ; accès par différents moyens dont le
Radeau des cimes) ou étroites (e.g., myrmécophytes et leur nombre
limité d’espèces de fourmis associées). La protection
biotique exercée par les fourmis sur leurs plantes hôtes a donc
été abordée, et donc très souvent la relation avec
des chenilles. Comme ces dernières doivent se protéger des fourmis,
une coévolution a eu lieu. Ainsi, certaines d’entre elles sont
devenues des parasites de fourmis, un monde de science-fiction que nous avons
illustré dans plusieurs films réalisés par Jean-Yves Collet.
Par ailleurs, en plus d’une protection biotique, les myrmécophytes
peuvent recevoir des nutriments de la part de leurs fourmis associées
(myrmécotrophie). C’est le cas de nombreux épiphytes et
de certains phanérophytes. Des travaux spécifiques ont été
organisés en Guyane.
L’étude des venins a été le prolongement naturel
des recherches sur la prédation. Mais ce sont Jérôme
Orivel (actuellement DR2-CNRS à Kourou), puis, plus tard, Axel
Touchard (actuellement en Post-Doc à Kourou) qui ont effectué
ces recherches qui portent sur des venins peptidiques.
Par ailleurs, au Cameroun avec Maurice Tindo, puis en Guyane avec Bruno
Corbara et Jim Carpenter, une recherche sur l’écologie des
guêpes sociales a été organisée. L’un des travaux,
qui porte sur le changement global, montre que l’effet drastique du phénomène
La Nina 2000 fut irréversible.
Finalement, j’ai organisé en Guyane une recherche sur les moustiques,
mais c’est Stanislas Talaga, actuellement Post-Doc à l’Institut
Pasteur de Cayenne, qui a effectué les travaux.
Ensuite
- citer 3 fourmis (ou autres animaux?) : la plus belle, la plus intéressante
et la plus bizarre
La plus belle : Daceton armigerum ; la plus intéressante : Allomerus
decemarticulatus ; la plus bizarre (ou étonnante quand on la rencontre
pour la première fois) : Cephalotes
atratus parasitée et donc avec le gastre rouge.
Citer
3 publis, dont celle que tu considères comme la meilleure et celle qui
t'a demandé le plus de travail, et celle qui t'a le plus posé
de pb..
La meilleure :
Dejean A., Orivel J., Hérault B., Corbara B. 2016. A cuckoo-like parasitic
moth leads African weaver ant colonies to their ruin. Scientific Reports 6:
23778 (DOI: 10.1038/srep23778).
Celle qui a demandé le plus de travail
Dejean A., Orivel J., Rossi V., Roux O., Lauth J., Malé P.-J. G., Céréghino
R., Leroy C. 2013. Predation success by a plant-ant indirectly favours the growth
and fitness of its host myrmecophyte. PLoS ONE 8: e59405.
Préparation comprise, un an de travail intense (il s’agit d’une
expérimentation en forêt).
Celle qui a posé le plus de problème
:
Dejean A., Céréghino R., Leponce M., Rossi V., Roux O., Compin
A., Delabie J.H.C., Corbara B. 2015. The fire ant Solenopsis saevissima and
habitat disturbance alter ant communities. Biological Conservation 187: 145–153.
Non seulement nous nous sommes fait piquer par les fourmis durant le travail
de terrain, mais un Reviewer, pourtant sympa et élogieux, a fait 106
commentaires, tous se voulant constructifs mais généralement difficiles
à comprendre réellement ; la réponse à ces commentaires
a été deux fois plus longue que le manuscrit.
Enfin
comment une personne senior considère la situation actuelle et un conseil
à donner à un jeune qui commence
Situation actuelle : intéressante car tout le monde a compris (au moins
en recherche) que la notion de diversité n’est pas quelque chose
de vain et que la biologie moléculaire est un moyen technique ultra pratique,
mais pas une science.
Conseils à donner : (1) être
certain de devenir chercheur car cela implique un temps de travail important
et donc une forte motivation plus une organisation ‘familiale’ adaptée
; (2) la recherche ne doit pas être confondue avec l’accumulation
de connaissances personnelles, même s’il en faut pas mal (i.e.,
ne pas confondre avec le CAPES ou l’Agreg), mais trouver du novo ; (3)
bien savoir comment le système est organisé, certaines recherches
impliquent un travail technique synchrone entre plusieurs chercheurs et ingénieurs
(i.e., réunion hebdomadaire chacun avec son résultat et le processus
avance pas à pas ; quand un membre du groupe ‘foire’ tout
le groupe est bloqué avec ses X inconvénients), cela n’a
rien à voir avec le travail du chercheur qui bénéficie
d’une certaine indépendance, même s’il s’associe
avec des collègues ; (4) bien retenir que tous ceux qui s’organisent
correctement finissent par avoir un poste pourvu qu’ils soient assez tenaces.