Phtalates et fourmis
Alain Lenoir - Mis à jour le 20-Jul-2025
Je travaille depuis 45 ans sur le comportement social des fourmis et en particulier sur la manière dont elles se reconnaissent. Dans ce cadre j’ai analysé les molécules portées sur la cuticule (la peau des insectes) grâce auxquelles elles peuvent identifier des congénères (reconnaissance coloniale), leur reine, des ennemis ou une proie, et même leur territoire. Pour cela on fait des chromatographies en phase gazeuse couplée à un spectromètre de masse pour analyser les substances et nous voyons des produits qui n’ont rien de naturel comme des phtalates qui sont des plastifiants.
Nous avons montré que toutes les fourmis sont contaminées par des phtalates comme le DEHP, le phtalate le plus courant des PVC. Nous avons publié ces travaux en 2012 (Lenoir et al 2012).

Cette découverte a fait l'objet de nombreux articles dans la presse à la suite d'un article dans Le Figaro.

En fait, divers auteurs avaient déjà signalé la présence de phtalates mais ne les prenaient pas en compte, les considérant comme simple contaminant sans intérêt. La chitine de la cuticule est un véritable piège pour des substances lipophiles comme les phtalates mais aussi plein d'autres choses. On trouve sur les fourmis Lasius niger (petite fourmi noire des jardins très banale) environ 2 ng par fourmi (1), ce qui représenterait pour un humain de 70 kg 70mg. Cela représente un peu moins de 1% de phtalates parmi toutes les substances présentes sur la cuticule. Cela peut varier énormément puisque au laboratoire nous avons trouvé jusqu'à 29ng par fourmi. Ils pénètrent dans le corps de la fourmi, par absorption à travers la cuticule, et se retrouvent en particulier dans le corps gras. Nous avons pu montrer que des phatalates déposé sur la cuticule sont absorbés en quelques jours, comme d'autres substances, par exemple l'eicosane, un hydrocarbure utilisé pour quantifier les substances cuticulaires (Lenoir et al 2014). La présence de phtalates n'est pas spécifique des fourmis mais sans doute de tous les arthropodes (on les a détectés sur des abeilles, des grillons). Partout en Europe, Afrique du Nord, Egypte et Sahel nous les avons trouvés. Les phtalates sont des plastifiants (pour rendre le plastique plus souple). Le plus courant est le DEHP (DiEthyl Hexyl Phthalate) qui représente souvent 50% des phtalates. Nous avons pu vérifier aussi qu'il y avait bien des phtalates dans l'atmosphère de notre labo, et même dans l'eau du robinet. Les fourmis sont donc de bons indicateurs de pollution (Voir texte dans Lenoir 2013)
  Pays où nous avons trouvé des phtalates sur les fourmis 
  (hors Guyane)
 
    Pays où nous avons trouvé des phtalates sur les fourmis 
  (hors Guyane) 
Les phtalates sont des perturbateurs 
  endocriniens. Chez les fourmis Lasius niger, au laboratoirele DEHP 
  a des effets sur la fécondité des reines qui diminue. En 5 semaines 
  elle chute de 40%, ce qui est considérable (voir figure1 
  et figure2). Même 
  si on ne sait pas ce qui se passe dans la nature on peut extrapoler et penser 
  que les effets ne sont pas négligeables. Le DEHP ne provoque pas de réactions 
  de stress oxydatif chez les ouvrières mais une activité immunitaire 
  surélevée par rapport à la normale qui est constatée 
  (la vitellogénine et la défensine, un peptide antibactérien, 
  sont surexprimées dans les 24 heures, voir figure), 
  indiquant une certaine forme de stress (Cuvillier-Hot et al 2014). "Cette 
  réaction immunitaire va provoquer des effets cytotoxiques (propriété 
  d'un agent chimique ou biologique à être toxique pour les cellules, 
  éventuellement jusqu'à les détruire) importants et générer 
  des radicaux libres qui vont user les tissus immunitaires à la longue. 
  Cela fonctionne comme une maladie auto-immune" explique Virginie Cuvillier 
  (voir Joussen 2016, Sc et Avenir), "ces composés immunitaires 
  mis en évidence ne sont pas ceux qui peuvent agir contre l'élimination 
  des composés polluants. Ce sont des éléments anti-bactériens 
  qui agissent dans un contexte d'infection" ce qui démontre 
  la réaction délétère et inefficace contre le phtalate 
  des défenses immunitaires de ces fourmis. 
  On observe des effets des phtalates un peu similaires chez le fameux zebra finch. 
  Les ouvrières sont par ailleurs capables de percevoir les phtalates. 
  En effet en situation de choix elles évitent les aliments contenant un 
  phtalate comme le DEHP (Cuvillier-Hot et al 2014, voir figure). 
  Pourtant, cela ne semble pas modifer la reconnaissance coloniale (mais observations 
  non quantifiées ..). Il existe de très nombreux travaux montrant 
  les effets délétères des phhtalates sur les vertébrés. 
  Par contre on connait peu de choses sur les effets des phtalates sur les invertébrés 
  (Voir Phtalates chez les invertébrés 
  et Cuvillier-Hot et Lenoir 2020). 
  Petit-à-petit je me suis intéressé à ces produits 
  dont j’ignorais même l’existence. Et ce que j’ai découvert 
  m’a de plus en plus inquiété. Par exemple la nourriture 
  en fastfood est très 
  riche en phtalates !
  Tous ces effets des 
  phtalates sur la fécondité humaine se retrouvent chez l'homme. 
  Foucart (2024) parle entre autres des phtalates dans les plastiques souples. 
Nous sommes allés en Guyane en automne 2013 avec l'aide d'un projet CEBA (Centre d'Etude de la Biodiversité Amazonnienne) pour traquer les phtalates sur les fourmis en pleins forêt amazonienne, au camp CNRS des Nouragues, accessible en hélicoptère dans une zone protégée inhabitée. Et comme attendu nous avons trouvé des phtalates sur toutes les fourmis, ce qui confirme une pollution généralisée du globe terrestre par les phtalates qui arrivent par l'atmosphère sous deux formes : gazeuse et collés aux fameuses particules qui nous polluent en ces périodes hivernales. Nous avons aussi mis en évidence un gradient de pollution lié à l'activité humaine (Lenoir et al 2016, voir figure) : la pollution est plus faible en forêt inhabitée, ce que l'on avait déjà constaté dans des zones de montagne au Maroc. Les fourmis Solenopsis semblent très sensibles. On y trouve en moyenne 20ng/mg de poids sec (dont 19,5 de DEHP) contre 1,5 pour les autres espèces (voir figure). Nous avons trouvé dans les zones urbanisées aussi les nouveaux phtalates qui vont remplacer le DEHP qui est de plus en plus contesté, comme le DINP (diisononyl phthalate). Ce dernier était même présent au camp des Nouragues, probablement avec le matériel plastique apporté. Notre article a été cité par Stéphane Foucart dans Le Monde du 13 décembre 2016. Francetvinfo (Koda 2016), Science et Avenir (Joussen 2016), SFR News (2016), le site web du CNRS Guyane et celui du laboratoire Ecofog à Kourou, le Réseau Environnemment Santé (2017), Antonio Fischetti (2017) et Stéphane Horel (2017) l'ont cité aussi. Espérons qu'il attirera l'attention du public sur les dangers des plastifiants. France 5 a cité ce travail lors de l'émission du 31 janvier 2017 (Thévenet 2017). Le lien vers l'émission. Voir toutes les publications sur les phtalates en forêt amazonienne. Voir le diaporama de Virginie Cuvillier-Hot au colloque de Villetaneuse en 2013 (résumé, pdf diapos).
Stéphane Foucart 
  en juin 2020 sur Arte  
 
  
Dans Le Monde du 2-3 septembre (2018) dans son éditorial sur les contaminations irréversibles de la planète il rappelle que "Même dans les zones reculées de l'Arctique ou de la fôret amazonienne, présumées vierges, on trouve des traces de plastique, de phtalates, de divers composés toxiques et persistants." Il est sans doute fait allusion à nos travaux sur les phtalates des fourmis en forêt amazonienne.

A. Fischetti 
  dans Charlie Hebdo 12 avril 2017 
Phtalates 
  chez d'autres fourmis ?
  Les phtalates ont été 
  signalés depuis longtemps chez des fourmis. En effet, quand on réalise 
    un chromatogramme on les repère facilement mais ils ont toujours été 
  considérés comme une simple contamination sans intérêt, 
    pouvant provenir par exemple du solvant. On citera quelques exemples : dès 
    1974 on trouvait du DBP chez la fourmi d'Argentine en Australie (Cavill et Houghton 
    1974), puis les DBP, DiBP et DEHP chez cette même fourmi (Cavill et al. 
    1980); le DBP et le DiBP chez Rhytidoponera metallica en Australie 
    (Tecle et al. 1987); le DEHP chez Pogonomyrmex (Tissot et al 2001), 
    des phtalates non identifiés chez Myrmica et leurs papillons 
    parasites Maculinea (Nash et al 2008) et chez d'autres insectes sociaux 
    (DEHP chez Polistes (Cappa et al. 2013) et l'abeille (Kather et al. 
  2011). 
Au Costa Rica on a étudié les composés volatiles (VOC Volatile organic compounds) dans les domaties de Cecropia où nichent les Azteca. Dans ces domaties il y a aussi un champignon noir (Chaetothyriale) apporté par les fourmis. Il y a 211 composés. Dans les domaties habitées on trouve beaucoup de phtalates.
Phtalates 
  utilisés comme répulsif contre les fourmis
  On sait que les insectes comme les moustiques Culex sont sensibles 
  aux phtalates comme le DMP et le BBP qu'ils perçoivent au niveau des 
  antennes par EAG (Liu et al 2013). Les punaises de lit Cimex ont des 
  sensilles olfactives qui répondent au DMP et au DBP (Liu et al 2014). 
  Nous avons trouvé aussi que les fourmis Lasius niger évitent 
  des liquides pollués par du DEHP (Cuvillier-Hot et al 2014, voir plus 
  haut). On a testé de nombreux phtalates comme répulsifs contre 
  les insectes par exemple les moustiques Aedes. On les a utilisés 
  dans des répulsifs pour des coléoptères (Drilling et Dettner 
  2010), et contre les fourmis de feu (Chen 2005), mais cela ne semble pas avoir 
  été très loin. Le BBP est utilisé aussi comme solvant 
  pour la phéromone du charançon du pin Douglas (Rudinsky and Ryker 
  1980).
Voir
  - Cuvillier-Hot, V., K. Salin, S. Devers, A. Tasiemski, P. Schaffner, R. Boulay, 
  S. Billiard and A. Lenoir (2014). Impact of ecological doses of the most widespread 
  phthalate on a terrestrial species, the ant Lasius niger. Environmental Research 
  131: 104-110. http://dx.doi.org/10.1016/j.envres.2014.03.016. Pdf
  - Cuvillier-Hot, V. and A. Lenoir (2020). Invertebrates facing environmental 
  contamination by endocrine disruptors: novel evidences and recent insights. 
  Molecular Cellular Endocrinology 504: 110712. doi: https://doi.org/10.1016/j.mce.2020.110712. 
   Pdf 
  
  - Fischetti, A. (2017). Forêt guyanaise, trésor en péril. 
  Charlie Hebdo 12 avril 2017.  Pdf
  - Foucart, S. (2016) Des fourmis et des hommes. Le Monde, 13 décembre 
  2016, p. Pdf 
  ou La pollution aux phtalates atteint aussi les réserves naturelles présumées 
  vierges sur le site lemonde.fr 
   Pdf 
  - Horel, S. (2017). Perturbateurs d’intérêts. Un baroud d’experts 
  contre la réglementation européenne des perturbateurs endocriniens. 
  Savoir/Agir 41. Pdf
  - Iris Joussen 
  (2016). Du plastifiant chez des fourmis de la forêt amazonienne. sciencesetavenir.fr, 
  28 décembre 2016. http://www.sciencesetavenir.fr/animaux/insectes/du-phtalate-retrouve-chez-des-fourmis-de-la-foret-amazonienne_109062. 
  Pdf 
  
  - Koda, M. (2016) Même cachées au cœur de la forêt 
  guyanaise, les fourmis subissent la pollution aux phtalates. la1ere.francetvinfo.fr, 
  12 décembre 2016, p. http://la1ere.francetvinfo.fr/meme-cachees-au-coeur-foret-guyanaise-fourmis-subissent-pollution-aux-phtalates-425221.html. 
  Pdf 
  - Lenoir, A., V. Cuvillier-Hot, S. Devers, J.-P. Christidès and F. Montigny 
  (2012). Ant cuticles: a trap for atmospheric phthalate contaminants. Science 
  of The Total Environment 441: 209-212. Pdf 
  - Voir 
  articles de presse en français ou presse 
  en anglais 
  - Lenoir, A. (2013). Communication et fraude chimique chez les fourmis. Découverte 
  388: 24-35. Pdf
  - Lenoir, A., R. Boulay, A. Dejean, A. Touchard and V. Cuvillier-Hot (2016). 
  Phthalate Pollution in an Amazon Rainforest Enviromnental Science and Pollution 
  Research. 23(16): 16865-16872. DOI: 10.1007/s11356-016-7141-z. Pdf
  - Lenoir, A., A. Touchard, S. Devers, J.-P. Christides, R. Boulay and V. Cuvillier-Hot 
  (2014). Ant cuticular response to phthalate pollution. Enviromnental Science 
  and Pollution Research 21: 13446-13451. DOI 10.1007/s11356-014-3272-2. Pdf 
  
  - SFR News (2016) Des composants du plastique découverts sur des fourmis 
  de la forêt amazonienne. news.sfr.fr, 29 décembre 2016, p. https://news.sfr.fr/actualites/monde/des-composants-du-plastique-decouverts-sur-des-fourmis-de-la-foret-amazonienne-4734870.html. 
  Pdf 
  
  - Thévenet, B. (2017) Pollution aux phtalates : les réserves naturelles 
  ne sont pas épargnées. allodocteurs.fr, 16 février 2017, 
  http://www.allodocteurs.fr/bien-etre-psycho/environnement-et-sante/pollution-aux-phtalates-les-reserves-naturelles-ne-sont-pas-epargnees_21649.html. 
   Pdf 
  
Et 
  aussi
  - Cappa, F., C. Bruschini, R. Cervo, S. Turillazzi and L. Beani (2013). Males 
  do not like the working class: male sexual preference and recognition of functional 
  castes in a primitively eusocial wasp. Animal Behaviour 86(4): 801-810. http://dx.doi.org/10.1016/j.anbehav.2013.07.020
  - Cavill, G. W. K. and E. Houghton (1974). Volatile constituents of the Argentine 
  ant, Iridomyrmex humilis. Journal of Insect Physiology 20(10): 2049-2059. 10.1016/0022-1910(74)90112-7
  - Chauveau, 
  L. (2020). Les lacs de montagne pollués aux microplastiques. Sciences 
  et Avenir 875, Janvier 2020: p. 62-64.
  - Chen, J. A. (2005). Assesment of repellency of nine phthalates against red 
  imported fire ant (Hymenoptera: Formicidae) workers using ant digging behavior. 
  Journal of Entomological Science 40: 368-377. 
  - Drilling, K. and K. Dettner (2010). First insights into the chemical defensive 
  system of the erotylid beetles, Tritoma bipustulata. Chemoecology 20: 243-253. 
  
  - 
  Foucart S. (2024). Infertilité. Des liens avec les substances chimiques 
  omniprésentes. Le Monde 19 janvier 2024
  - Kather, R., F. Drijfhout and S. Martin (2011). Task Group Differences in Cuticular 
  Lipids in the Honey Bee Apis mellifera. Journal of Chemical Ecology 37(2): 205-212. 
  
  - Liu, F., L. Chen, A. G. Appel and N. A. Liu (2013). Olfactory responses of 
  the antennal trichoid sensilla to chemical repellents in the mosquito, Culex 
  quinquefasciatus. Journal of Insect Physiology 59(11): 1169-1177. 10.1016/j.jinsphys.2013.08.016
  - Liu, F., K. Haynes, A. Appel and N. Liu (2014). Antennal Olfactory Sensilla 
  Responses to Insect Chemical Repellents in the Common Bed Bug, Cimex lectularius. 
  Journal of Chemical Ecology 40(6): 522-533. 10.1007/s10886-014-0435-z
  - 
  Mayer, V. E., S. de Hoog, S. M. Cristescu, L. Vera and F. X. Prenafeta-Boldú 
  (2021). Volatile Organic Compounds in the Azteca/Cecropia Ant-Plant Symbiosis 
  and the Role of Black Fungi. Journal of Fungi 7: 836. doi: 10.3390/jof7100836. 
  Libre de droits.
  - Nash, D. R., T. D. Als, R. Maile, G. Jones and J. J. Boomsma (2008). A mosaic 
  of chemical coevolution in a large blue butterfly. Science 319(5859): 88-90. 
  
  - Rudinsky, J. A. and L. Ryker (1980). Multifunctionality of douglas-fir beetle 
  pheromone 3,2-mch confirmed with solvent dibutyl phthalate. Journal of Chemical 
  Ecology 6(1): 193-201. 10.1007/bf00987538
  - Shivani, 
  R. Gadi, S. K. Sharma, T. K. Mandal, R. Kumar, S. Mona, S. Kumar and S. Kumar 
  (2018). Levels and sources of organic compounds in fine ambient aerosols over 
  National Capital Region of India. Environmental Science and Pollution Research. 
  10.1007/s11356-018-3044-
  - Tissot, M., D. R. Nelson 
  and D. M. Gordon (2001). Qualitative and quantitative differences in cuticular 
  hydrocarbons between laboratory and field colonies of Pogonomyrmex barbatus. 
  Comp. Biochem. Physiol. B 130: 349-358.