INTERVIEW – JACQUES DELABIE (6 juin 2020)


AL - Comment en es-tu venu à travailler sur les fourmis?
JD – J’étais, depuis tout jeune, décidé à faire de l’entomologie, avec un vague curiosité pour les sauterelles. Quand j’ai été pris au DEA d’Entomologie de Paris VI, j’ai rencontré différents chercheurs pour trouver un sujet de recherche auxquels j’exposai mon intérêt pour le Brésil, puisque je venais d’épouser une brésilienne. De fil en aiguille, j’ai rencontré Charles Descoins, de l’INRA, et Claudine Masson, du CNRS, qui avaient en vue une collaboration avec l’INRA de Guadeloupe pour travailler sur les fourmis champignonnistes. « La Guadeloupe, c’est déjà la moitié du chemin pour le Brésil » m’a t-on dit alors. Après avoir fait le DEA à la Station de Recherche sur l’Abeille et les Insectes Sociaux, INRA/CNRS, de Bures-sur-Yvette, où j’ai déjà commencé à travailler sur Acromyrmex octospinosus, je suis parti comme Volontaire de l’Aide Technique (service militaire) à Petit-Bourg en Guadeloupe, dans le laboratoire d’Alain Kermarrec. Je suis ensuite retourné chez Claudine Masson, à Bures sur Yvette pour terminer le Doctorat. Tout cela a commencé fin 1980, j’ai eu l’opportunité de cotoyer de nombreux entomologistes pendant toute cette période, et je n’ai jamais (ou presque) cessé d’étudier les fourmis depuis.

AL - Tu es français, mais tu travailles au Brésil. Comment devient-on chercheur au Brésil ?
JD – C’est à la fois un concours de circonstances et la saisie d’une opportunité. Je ne crois pas que cela fonctionnerait encore aujourd’hui de cette façon. Après avoir défendu la thèse fin 1984, je suis venu au Brésil avec quelques exemplaires de celle-ci sous le bras (pour la propagande) afin de visiter des universités et centres de recherche où j’avais repéré des gens qui publiaient sur les hyménoptères sociaux. Grâce à une aide financière que m’avait procuré ma directrice de thèse, j’ai pu voyager dans tous les coins du Brésil pendant trois semaines. Les gens que j’ai visités à cette occasion se sont montrés souvent intéressés par mon profil (j’ai d’ailleurs collaboré avec plusieurs d’entre eux par la suite), mais c’est au Centre de Recherche sur le Cacao, dans le sud de Bahia, que j’ai reçu l’accueil le plus direct, avec une proposition d’emploi à la clef. Cependant pour y arriver, il m’a fallu rentrer en France, demander un visa d’immigrant, déménager vers le Brésil et attendre encore environ un an (c’était l’époque de la transition vers la démocratie au Brésil et, bureaucratie oblige, il a bien fallu que l’administration s’organise). Cela a été un peu long pour l’époque, mais je me rends compte combien j’ai été chanceux car je n’ai pas eu besoin de participer d’une sélection ni de moisir de longues années en stages ou en formations post-doctorales comme beaucoup de jeunes chercheurs européens ou brésiliens aujourd’hui et qui attendent LE concours. J’ai commencé donc à travailler au Centre de Recherche sur le Cacao en avril 1986 et j’y suis toujours aujourd’hui. Par la suite j’ai même pris la nationalité brésilienne et j’ai fait un concours à l’Université d’Etat Santa Cruz où j’enseigne à mi-temps.

AL - Le Brésil est un pays bien connu pour sa richesse biologique. C’est vrai pour les fourmis ?
JD – Absolument. Le Brésil est bien connu pour sa dimension géographique et les différents biomes qu’on y rencontre. Je n’ai plus en tête le nombre d’espèces de fourmis connues pour le Brésil, quelque chose entre 2 et 3.000, je pense. Pour donner une idée, dans un hectare de plantation de cacaoyer, près de la côte de l’Atlantique à Bahia, on doit avoir une diversité des fourmis de la même ordre de grandeur que pour tout le territoire français. La commune d’Ilhéus, où je travaille, est très grande, puisqu’elle est à peu près de la taille de la Guadeloupe. Un inventaire assez ancien des fourmis qu’on peut y rencontrer montre qu’il y en a plus de 500 espèces, et pour l’Etat de Bahia (le Brésil est une fédération), qui a, à peu de choses près, la taille de la France, j’estime à plus de 1.000 le nombre d’espèces de fourmis qu’on peut y trouver.

AL - On entend souvent des commentaires sur les difficultés qu’il y a à faire de la recherche au Brésil. Est-ce que c’est vrai ?
JD – Oui et non. Il faut apprendre à vivre avec la bureaucratie au Brésil. Elle y est souvent compliquée et il faut apprendre à y naviguer. En plus de cette bureaucratie « endémique », il faut ajouter un ensemble de règles qui découlent des orientations de l’IUCN auprès des administrations de conservation de la nature au Brésil, lesquelles font beaucoup râler tous ceux qui veulent y récolter du matériel biologique. Il ne faut cependant pas oublier que le Brésil, étant un pays « mégadiversifié » comme d’autres en Amérique du Sud, est aussi soumis à la forte pression de ce qu’on appelle la « biopiraterie », il faut donc bien qu’il y ait des contraintes pour approcher la biodiversité. Enfin, une autre difficulté importante est le fait que, tous les ans, au moins depuis que je suis au Brésil et sans doute bien avant, la plus grande partie des ressources financières des organismes publics de recherche et d’enseignement supérieur est paralysée, grossièrement entre Noël et Carnaval (c’est aussi la période des « grandes vacances » au Brésil). Donc on a tout intérêt à être autonome pour ses propres ressources de recherche. A ceci, il faut ajouter certaines années où, en fonction de problèmes économiques plus ou moins récurents, les organismes publics doivent se serrer la ceinture pour bien plus longtemps (je ne parle même pas des conséquences du COVID-19 dont les conséquences sur la recherche au Brésil sont encore inconnues).
Dans un autre contexte et pour montrer un aspect positif, jusqu’à présent, il m’a toujours été relativement facile de trouver des bourses de différents niveaux pour les étudiants qui travaillent sur les fourmis, pour des masters, des doctorats, mais aussi pour un niveau qui ne me semble pas exister en France : les étudiants peuvent avoir assez facilement accès à une bourse mensuelle modeste (environ 80 euros), appelée « Bourse d’Initiation Scientifique » à partir de la deuxième année de faculté et jusqu’à pouvoir se candidater à un Master, à condition de travailler dans un laboratoire de recherche durant leur temps libre. C’est une expérience très enrichissante pour beaucoup et les meilleurs auront l’opportunité de continuer.

AL - Comment est ta structure de travail ?
JD – Je ne peux pas me plaindre. Je dispose d’un grand laboratoire (« Laboratoire de Myrmécologie ») de 200m2 environ où tout le groupe qui travaille avec moi (des étudiants de différents niveaux) trouve à se loger. La laboratoire vaut pour les deux institutions pour lesquelles je travaille (Centre de Recherche sur le Cacao et UESC) et en plus, nous nous sommes associés à l’Université Fédérale du Sud de Bahia (UFSB) qui s’est implantée récemment dans la région. Il y a un peu plus d’un an qu’un jeune professeur (Alexandre Arnhold) de cette université s’est installé dans le laboratoire. C’est donc une structure pluri-institutionelle, ce qui facilite une série de choses pour le travail, comme certains problèmes de manutention ou internet, par exemple. Un des points forts du laboratoire, c’est la collection de fourmis qui est une des plus importantes d’Amérique du Sud, avec environ 4.000 espèces de tous les continents et pas loin de 500.000 exemplaires montés à sec. Un autre aspect intéressant, c’est l’accès libre aux terrains expérimentaux du Centre de Recherche avec pas loin de 800 hectares de plantations mais aussi de forêt secondaire, tout cela à la porte du laboratoire. Enfin, le Laboratoire des Arthropodes Sociaux de l’UESC qui est géré par Cléa Mariano, mon épouse, n’est pas très loin, et il existe une très étroite collaboration avec son groupe de recherche sur des problèmes de diversité et cytogénétique de fourmis, mais aussi sur la faune d’arthropodes commensaux des colonies.

AL - Quels sont tes projets actuels ?
JD – Ces dernières années, j’ai eu la chance de pouvoir travailler sur d’autres groupes biologiques en collaboration avec des chercheurs d’autres institutions ou du Laboratoire des Arthropodes Sociaux de l’UESC (collemboles et acariens, principalement), j’ai eu aussi l’occasion de toucher aux termites, araignées, opilions ou vers de terre du bout du doigt (par l’intermédiaire des étudiants du laboratoire). Parallèlement aux fourmis, ces groupes sont tout aussi intéressants avec souvent beaucoup d’endémisme dans la région. Il est donc question que nous nous organisions pour créer une structure un peu plus ample de Biodiversité des Sols qui permettrait d’intégrer toutes les informations disponibles pour les plantations de cacaoyers et la forêt atlantique du sud de Bahia et de concentrer nos futures recherches sur ces sujets.

AL - Juste des dernières questions : quelle a été la publication qui t'a le plus embêté ?
JD – C’est paradoxalement une des dernières qui soient sorties. Pour un numéro spécial « Fourmis » d’une revue du nord du Brésil, en 2019, on m’a demandé un article en portugais sur l’état de la collection de fourmis du laboratoire (la même chose était demandée pour les autres collections brésiliennes). Or, j’avais écrit plus ou moins la même chose en 2007 pour des annales de congrès. Vraiment cela ne m’inspirait pas d’écrire un texte sur le même sujet, même après 12 ans, et j’ai mis presque 3 mois à me décider à le commencer. C’est finalement grâce à la pression du groupe du laboratoire, chacun y ayant mis du sien en faisant suggestions et contributions, qu’un texte finalement assez différent du premier et bien mieux étoffé, a vu le jour [DELABIE, J.H.C.; SANTOS-NETO, E.A.; OLIVEIRA, M.L.; SILVA, P.S.; SANTOS, R.J.; CAITANO, B.; MARIANO, C.S.F.; ARNHOLD, A. & KOCH, E.B.A. 2020. A coleção de Formicidae do Centro de Pesquisas do Cacau (CPDC), Ilhéus, Bahia, Brasil. Boletim do Museu Paraense Emílio Goeldi, Ciencias Naturais 15 (1): 289-305].

AL - Celle qui t'a fait le plus plaisir ?
JD – Il ne s’agit pas d’une publication sur les fourmis, mais il y était question d’une grande sauterelle prédatrice de la Région Méditerranéenne [DELABIE, J. Une rencontre peu commune, Saga pedo Pallas 1771 (Orthoptères, Tettigonidae, Saginae), Bulletin de la Société d'Etudes des Sciences Naturelles de Béziers, 1976, N.S., 4 (45): 27-34]. Je faisais partie à l’époque d’un groupe de naturalistes à Béziers et qui était très actif. Une fois par an, ils éditaient un bulletin et j’ai eu la chance d’y placer les résultats d’une recherche bibliographique. Ma première publication ! Quand j’ai reçu les 25 tirés-à-part, quelle joie ! Je me revois les distribuer aux copains de la fac et aux voisins de mes parents...
Il y a aussi une révision sur les trophobioses fourmis-hémiptères qui m’a demandé beaucoup de boulot pendant que je faisais un post-doctorat senior à l’Université Fédérale de Viçosa au Brésil et qui m’a servi de base pour l’HDR défendue plus tard à Villetaneuse. Sa publication m’a fait très plaisir [DELABIE, J.H.C. Trophobiosis between Formicidae and Hemiptera (Sternorrhyncha and Auchenorrhyncha): an overview. Neotropical Entomology, 2001, 30(4): 501-516]. On en a même fait un chapitre de livre en espagnol.

AL - Quelle est la fourmi que tu aimes le plus ?
JD – Il y en a plusieurs: Acromyrmex octospinosus, parce qu’il s’agit de mon premier amour chez les fourmis; Cephalotes clypeatus, la plus élégante des “fourmis-tortues”; Acropyga berwicki qui vit confinée (c’est la fourmi de l’année 2020!) en symbiose avec le Pseudococcidae Neochavesia caldasiae sur les racines des cacaoyers; Azteca paraensis bondari qui construit des jardins-de fourmis avec la Gesneriaceae Codonanthe ulleana dans les plantations de la région et possède une des biologies les plus fantastiques qu’on peut rêver pour une fourmi. Il y en a beaucoup d’autres, toutes les fourmis prises une à une sont dignes d’intérêt.

AL - Et il y en a qui te font peur ?
JD – Qui me font peur ? Pas vraiment... Il y a bien deux espèces que je pourrais dire que je crains: Il y a la « Tocandira » Paraponera clavata, qui n’existe pas ici dans la région et je ne l’ai rencontrée qu’en Amazonie ou en Guyane. C’est une fourmi assez grande (>2cm), plutôt arboricole, extrêmement agressive et utilisée dans certains rituels des amérindiens. Elle est surtout crainte pour sa très douloureuse piqûre et, pour cela, inspire mon respect. J’ai un étudiant qui l’étudie en ce moment et il n’a pas l’air d’en avoir peur. L’autre espèce que je respecte, c’est Wasmannia auropunctata, la « Petite Fourmi de Feu », elle est minuscule, pas spécialement agressive, et très abondante dans ma région. Je me rappelle d’une piqûre à l’oeil il y a plus de 30 ans, laquelle m’a laissé un très très cuisant souvenir...