Interview de Luc Plateaux
23 juillet 2019
J’ai collectionné
les papillons dès l’âge de 10 ans, puis je me suis intéressé
à bien d’autres insectes, Coléoptères, Hémiptères,
Orthoptères, Hyménoptères, etc…
À la fin d’une licence de Sciences Naturelles à Paris, je
cherchais un sujet de diplôme (D.E.S). Un ami m’a conseillé
de voir Rémy
Chauvin à Bures-sur Yvette. Chauvin m’a proposé l’étude
des fourmis Leptothorax nylanderi et m’a montré comment
les récolter et comment les élever, puis m’a conseillé
d’aller voir P.P.
Grassé. Celui-ci m’a pris dans son laboratoire d’Evolution
des Etres Organisés. Après un service militaire de 2 ans, je suis
revenu au laboratoire de P.P. Grassé, qui m’a pris comme Assistant
dans l’enseignement de Biologie Générale et a confirmé
mon sujet de recherche sur les fourmis. J’ai donc enseigné les
Travaux Pratiques comme Assistant, puis Maître Assistant, puis Maître
de Conférences. En 1968, P.P. Grassé, en retraite, laissait la
place à Charles Bocquet et mon enseignement devenait Biologie Evolutive.
Devenu Professeur à Nancy en 1990, j’ai dû entrer en retraite
en 1995, mais j’ai pu continuer à fréquenter pendant quelques
années le laboratoire de Bertrand Krafft, que j’avais rejoint en
1990. Sans délaisser les fourmis, j’ai davantage aidé Cécile
à récolter des abeilles Halictines, ainsi que les fleurs et le
pollen nécessaires à ses élevages. En 2013, Cécile
et moi nous sommes retirés à Audresselles, où les élevages
n’étaient plus possibles.
La publication qui m’a donné le plus de travail fut ma thèse sur le polymorphisme social de la Fourmi Leptothorax nylanderi, thèse passée en 1968. La partie morphologique de cette thèse comprenait des graphiques résumant les mensurations d’ouvrières, de reines et d’intercastes. Ces dernières provenaient en partie de récoltes dans la nature, mais plus souvent de mes élevages, où elles correspondaient à des larves orientées vers la forme gyne, puis ayant manqué l’achèvement de cette orientation par une nourriture insuffisante. Plus tard, les nombreuses intercastes que j’avais conservées en alcool ont pu être envoyées à Paris à Christian Peeters pour le travail d’un élève. Outre l’étude comparée des reines et des ouvrières, cette thèse explorait la procédure conduisant à la formation de gynes ou d’ouvrières. Ce sont les plus grosses larves hivernantes qui deviennent gynes en passant par un stade « bedonnant ». Si ce stade manque un peu de nourriture il aboutit à des intercastes diverses. Dans les premières semaines qui suivent un hivernage, les éleveuses ouvrières se montrent très aptes à mener les larves vers la formation de gynes et cette aptitude diminue ensuite. L’hivernage est donc nécessaire pour préparer la société à produire de jeunes reines.
Ma meilleure publication est probablement celle concernant les Leptothorax parasités par un Cestode, qui m’a servi de deuxième thèse. Cela mettait en lumière une modification des fourmis telle qu’on y voyait une autre espèce. C’est ainsi que dans le passé un myrmécologue éminent avait décrit une fourmi Myrmica myrmecophila (Wasmann 1910) parasite de Myrmica sulcinodis (J.K. Van Boven, l’un des successeurs de Wasmann, m’a confirmé que c’était probablement le même phénomène). J’ai moi-même été sur le point de décrire une nouvelle espèce de fourmi parasite de L. nylanderi, bien que la reproduction de cette espèce fut problématique. La dissection de ces fourmis modifiées m’a éclairé en me montrant le parasite. Par la suite, A. Buschinger m’a écrit que ma publication lui avait donné l’explication de l’existence de « fourmis canaris » qui lui posaient un gros problème, et il a publié ses observations. L’étude élargie des Leptothorax ainsi parasités a été développée dans la thèse de Laurent Péru, à qui j’ai confié le sujet.
La publication qui m’a posé le plus de problèmes est celle des hybrides de L. lichtensteini et L. parvulus. Les premières hybrides ont résulté d’une erreur dans l’essaimage en captivité de ces espèces très semblables, les mâles de l’une ayant participé à l’essaimage des femelles de l’autre. Ensuite des essaimages mixtes expérimentaux ont été réalisés avec succès dans les deux sens (femelles p x mâles l et femelles l x par mâles p). Les fondatrices ainsi fécondées ont élevé des ouvrières très actives et constitué des sociétés assez prospères, mais ces ouvrières passaient une partie de leur temps à se battre entre elles. Bien que ces ouvrières fussent de bonnes éleveuses, cela diminuait la cohésion de la société, qui était mal regroupée ; ce qui la rendait fragile en hivernage, où elle était éprouvée et parfois même exterminée. Les jeunes gynes hybrides étaient, elles aussi, très agressives et leur essaimage ne semblait pas normalement possible. De tout cela résultait un isolement reproductif entre les deux espèces, dont l’hybridation n’avait plus d’avenir.
A la suite de ma thèse, j’ai continué à travailler sur les Leptothorax (devenues depuis Temnothorax mais c’est contestable), en élevant près de 20 espèces, dont une nouvelle espèce récoltée en Corse par J. Weulersse et dont nous avons confié la description à X. Espadaler (L. melas). Accessoirement, j’ai élevé quelques autres fourmis : Myrmica, Tetramorium, Anergates, Lasius, Messor, Formica, Aphaenogaster, Crematogaster, Solenopsis, Camponotus, mais temporairement. Plusieurs Myrafant étaient entretenues par diverses souches en générations successives. C’est ainsi qu’une reine de L. nylanderi (D 22 AGA) , fille d’une société récoltée (D 22), et donc née et fécondée en élevage, a vécu 19 ans (avec 20 hivernages souvent décalés par rapport aux saisons naturelles). Tous mes élevages ont utilisé des nids en tubes de verre pourvus d’un abreuvoir à une extrémité et d’un espace nourricier à l’autre extrémité. Ce modèle était dérivé du nid simple que Chauvin m’avait indiqué. Ces nids, faciles à nettoyer, étaient également commodes pour réaliser des changements de nid, des mises en hivernage dans un nid propre, etc.
La fourmi la plus intéressante est pour moi celle qui est la plus facile à élever, donc à observer. Elle est aussi facile à récolter. C’est Temnothorax nylanderi, fréquente dans les forêts pas trop sombres du Nord au Sud de la France, mais évitant au Sud les forêts trop sèches. J’ai étendu mon intérêt à beaucoup d’espèces du même sous-genre Myrafant, dont les espèces sont parfois très proches l’une de l’autre et se prêtent ainsi à l’étude de l’isolement reproductif et des hybridations. C’est ainsi que le complexe de T. luteus (Forel) mériterait une étude approfondie. En effet, la faune du Mont Ventoux comprend des T. racovitzai en basse altitude, des T. tristis en haute altitude et une population médiane de transition que H. Cagniant a montré semblable à T. luteus. Cette disposition avait été observée par P. Du Merle qui rassemblait les trois formes en une espèce et m’avait demandé de déterminer ses récoltes. C’est H. Cagniant qui a mis en évidence cet ensemble englobant T. luteus. Il serait très intéressant d’étudier l’interfécondité (ou interstérilité) des tristis des hauteurs et des racovitzai d’en bas. La génétique de l’ensemble serait également d’un grand intérêt. Je n’ai maintenant ni les moyens ni la force d’agir en ce domaine. Il me reste la faculté d’amender ce que j’ai écrit. Ainsi, il m’est arrivé de donner un nom d’espèce (L. rougeti de Bondroit) à une forme hybride récoltée par G. Délye au Lubéron. Elle m’avait d’abord paru être unifasciatus par sa reine, mais ses ouvrières, plus claires à bande floue, étaient assez semblables à la description de rougeti par Bondroit. J’ai compris bien plus tard que cette société était une hybride, dont la fondatrice unifasciatus avait été fécondée par un mâle albipennis (=tuberointerruptus). Cette société prospère était très populeuse, mais curieusement elle produisait très peu de jeunes gynes ; ces rares gynes semblaient inaptes à un essaimage normal et demeuraient non fécondées ; d’où isolement reproductif. Ayant moi-même réalisé des hybridations d’unifasciatus avec albipennis, je n’avais obtenu que des fondations éphémères ne contenant que très peu d’ouvrières.
La fourmi la plus bizarre me semble être une Atta, genre dont le polymorphisme social est exacerbé. J’ai entendu parler des Atta pour la première fois bien avant de m’intéresser aux fourmis : c’était dans un cours de Physiologie Végétale où le professeur était enthousiasmé par cette extraordinaire symbiose exclusive entre un champignon et une fourmi. Plus tard, j’ai eu le privilège, au laboratoire d’Evolution, de voir plusieurs fois l’élevage d’Atta en salle tropicalisée, soigné par ma collègue Mme. Bazire. J’ai été frappé par la complexité de cette biologie pleine d’étonnantes adaptations et de questions singulières.
Plutôt que de voir une beauté physique, je verrai une beauté biologique, et j’ai été très frappé à cet égard par l’abeille Halictine Evylaeus marginatus, dont la fondatrice d’une nouvelle société vit 6 ans, en produisant chaque année une couvée d’ouvrières d’effectif croissant, pour achever sa sixième année avec plus de 600 nouveaux enfants, cette fois-ci mâles et femelles au lieu de femelles exclusivement. Le nid est alors ouvert à l’automne et les mâles en sortent pour se nourrir sur les fleurs et aller féconder les jeunes femelles demeurées à l’intérieur des nids ouverts. Fécondées, ces femelles deviennent environ 300 nouvelles fondatrices qui sortiront de leur nid au printemps suivant pour fonder chacune un nouveau nid. Un tel cycle développe dans la nature des bourgades de nombreux nids d’âges divers, qui occupent un terrain favorable où les fondatrices peuvent creuser en terre des nouveaux nids proches de leur nid natal. Ce fut la thèse de Cécile. Celle-ci a étudié plusieurs espèces de Halictines, parmi lesquelles E. marginatus est unique par son cycle biologique exceptionnel ; les autres espèces sociales de ce groupe ont le cycle commun de société annuelle et beaucoup d’autres espèces du groupe sont solitaires (ou à la rigueur communales).
La situation actuelle est très différente de celle où j’ai commencé, puis continué, à travailler sur les fourmis. Toutefois des constantes me paraissent assez importantes pour y voir clair. Il faut savoir élever autant que possible, et de façon assez simple pour que ce ne soit pas accaparant. Il faut aussi savoir disséquer le plus finement possible, pour connaître les états physiologiques. Enfin, il ne faut pas rester enfermé dans son travail personnel et communiquer, ou collaborer, avec des collègues qui peuvent éclairer vos problèmes avec un autre regard. Ainsi, j’ai publié une note sur l’effet de groupe affectant la ponte des ouvrières en l’absence de reine de L. nylanderi. Les ouvrières groupées par 5 ou 10 pondaient significativement beaucoup plus que les ouvrières isolées, ou même groupées par 2. J’en ai parlé avec Jacques Gervet, dont l’esprit philosophique exigeant avait l’art de trouver les failles d’un raisonnement. Il m’a dit que ce n’était pas simplement un effet de groupe et il avait raison. En effet, la dissection des ouvrières d’un groupe montrait que celui-ci contenait des ouvrières bien pondeuses, mais aussi des ouvrières non pondeuses, qui donc ne profitaient pas de l’effet de groupe, lequel affecte normalement tous les individus du groupe. Mais un groupe de fourmis contient toujours des individus dominants et d’autres dominés, ces derniers ayant une activité reproductrice restreinte ou nulle. Chez les isolées, il y avait des pondeuses, moins nombreuses qu’en groupe, et des non pondeuses plus nombreuses que dans les groupes. C’était plus complexe qu’un simple effet de groupe.