Interview Thibaut Delsinne

Alain Lenoir Mis à jour 25-Fév-2022

- Ton parcours

Attiré par la nature depuis l’enfance, et plus particulièrement par les insectes, j’ai toujours voulu devenir entomologiste. Déjà en classe de CP, c’est le métier que j’indiquais vouloir exercer.

Mon parcours s’est donc dessiné tout naturellement en vue de cet objectif. J’ai fait un bac S puis un parcours de fac classique. Tout d’abord à Lille (DEUG Sciences de la Vie, Licence Biologie des Populations, Maîtrise Biologie des Populations et Ecosystèmes) puis à Montpellier (DEA Biologie de l’Evolution et Ecologie) et enfin une thèse en Sciences Zoologiques à Bruxelles, sous la co-promotion de Maurice Leponce (Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique) et de Yves Roisin (Université Libre de Bruxelles).

Je trouve tous les organismes fascinants et ma spécialisation sur les fourmis est arrivée un peu par hasard, suite à un enchaînement de stages sur ces insectes. Ma première expérience a eu lieu en maîtrise, lorsque j’ai eu l’opportunité d’étudier pendant deux mois l’invasion de la fourmi électrique, Wasmannia auropunctata, en forêt sèche néocalédonienne, sous la direction de Jean Chazeau et d’Hervé Jourdan (IRD de Nouméa). L’année suivante, j’ai effectué un stage de DEA en écologie chimique, sur les compromis de défenses chez les plantes myrmécophytes des genres Leonardoxa, Macaranga et Acacia, sous la supervision de Doyle Mckey (CNRS) et de Claude Andary (Université de Pharmacie de Montpellier).

Par l’intermédiaire d’Hervé, j’ai ensuite rencontré Maurice, puis Yves, et c’est avec eux que j’ai effectué une thèse de doctorat sur la « structure des assemblages de fourmis le long d’un gradient d’aridité situé dans le Chaco sec paraguayen ». Cette aventure passionnante a duré cinq ans et m’a permis d’aborder des aspects de biogéographie, de biologie de la conservation, d’écologie des communautés, de taxonomie…

Après la thèse, j’ai continué à collaborer plusieurs années avec Maurice, lors de missions IBISCA en Australie, Vanuatu et Auvergne, et surtout en étudiant pendant quatre ans, sous sa supervision, l’impact des dépôts azotés et des périodes de sécheresse sur les assemblages de fourmis des Andes équatoriennes.

En 2014, j’ai obtenu une bourse équatorienne d’un an pour poursuivre l’étude de la biogéographie des fourmis andines en collaboration avec David Donoso, alors à l’Universidad Técnica Particular de Loja.

Les fourmis m’ont également porté, entre autres, aux Galapagos et en Côte d’Ivoire, mais devenu mari et père, j’ai souhaité une stabilité professionnelle, que j’ai trouvée en intégrant l’équipe d’entomologistes de la SHNAO, la Société d’histoire naturelle Alcide-d’Orbigny, en Auvergne. Ainsi, depuis 2015, je réalise des inventaires et des expertises naturalistes pour les parcs et réserves de la région, des études d’impacts environnementaux, des animations scolaires… Je continue à travailler sur les fourmis mais plus seulement, j’effectue également des études sur les syrphes, les libellules, les orthoptères, les papillons de jour et même sur les reptiles et amphibiens. Mon travail n’est plus vraiment de la « recherche » mais les inventaires que je réalise me permettent d’effectuer beaucoup de terrain et de continuer à observer la nature. Apprendre à identifier les fourmis présentes en Auvergne, comprendre leur écologie et leur répartition… tout cela me motive et devrait m’occuper, je l’espère, encore de nombreuses années.

- citer 3 fourmis (ou autres animaux?) : la plus belle, la plus intéressante et la plus bizarre

D’avoir fait du terrain sur divers continents m’a permis d’observer de très nombreuses espèces de fourmis. Ces insectes sont déjà superbes en collection mais les observer, vivants, dans leur milieu, est toujours un grand plaisir, quelle que soit l’espèce.

Toutefois, puisqu’il faut choisir, je décernerais le titre de la plus belle fourmi à celle du genre Myrmecia. En 2001, j’étais dans le « bush » environnant Sydney quand mon regard a croisé celui d’une Myrmecia. Celle-ci, installée à mi-hauteur dans la végétation, suivait le moindre de mes mouvements. J’étais l’observateur observé ! Cette rencontre m’a fortement impressionnée.

Pour la plus intéressante, Paraponera clavata me semble appropriée, à la fois pour sa position phylogénétique, sa morphologie, son fameux venin, son écologie, et les liens qu’elle a avec diverses cultures humaines. J’ai aimé l’observer au parc Yasuni mais je me souviendrai surtout qu’il ne faut pas s’appuyer sur un arbre tant que l’on n’a pas vérifié qu’une fourrageuse ne risquait pas d’être malencontreusement écrasée sous son bras.

Pour la plus bizarre, c’est Tatuidris tatusia ! Avec des collègues, nous avons pu montrer, grâce à l’étude des isotopes stables, qu’elle occupait une position élevée dans la chaîne trophique du sol. Or j’ai eu la chance de pouvoir observer des individus vivants et leur comportement m’a semblé bien loin de celui d’un grand prédateur ! Comment expliquer cette apparente contradiction ? Et pourquoi possède-t-elle une brosse de poils sous ses mandibules ? A quoi sert sa glande intramandibulaire apparemment spécialisée ? Que mange-t-elle ? Comment chasse-t-elle, si elle chasse ? Y a-t-il vraiment une seule espèce de Tatuidris derrière sa variabilité morphologique ?


- citer 3 publis, dont celle que tu considères comme la meilleure et celle qui t'a demandé le plus de travail, et celle qui t'a le plus posé de pb..
La publication que je considère la meilleure, ou du moins celle dont la réalisation me rend le plus fier et heureux, est une œuvre collective. Il s’agit du livre « Hormigas de Colombia » à laquelle j’ai participé en tant que co-éditeur avec Fernando Fernández et Rodrigo Guerrero, et en tant que (co)auteur pour plusieurs chapitres. Ce livre de 1198 pages présente, entre autres, des clés à l’espèce pour la grande majorité des genres de fourmis de Colombie, l’un des pays à la myrmécofaune la plus diversifiée au monde ! Ce livre a été une aventure scientifique et humaine très enrichissante.

La publication qui m’a demandé le plus de travail est certainement la « vraie » première (Delsinne T., Roisin Y., Leponce M. 2007. Spatial and temporal foraging overlaps in a Chacoan ground-foraging ant assemblage. Journal of Arid Environments, 71 : 29-44). Il y a eu plus d’une dizaine de versions corrigées par Maurice puis Yves avant qu’elle ne soit soumise. Revenue avec « corrections majeures », il a fallu encore la réécrire. Ce cheminement s’est répété pour d’autres publications mais celle-ci m’a permis d’apprendre les bases de l’écriture scientifique qui, chez moi, n’était pas forcément naturelle.

La publication qui m’a posé le plus de problèmes est peut-être « Delsinne T., Arias-Penna T.M., Leponce M. 2013. Effect of rainfall exclusion on ant assemblages in montane rainforests of Ecuador. Basic and Applied Ecology, 14 : 357-365 » car le travail de terrain a été éprouvant et qu’il m’a fallu découvrir de nouvelles approches analytiques suite aux conseils de relecteurs.

Enfin un conseil à donner à un jeune qui commence

Aux jeunes qui commencent, je conseillerais de connaître au maximum leur sujet mais de rester aussi ouvert à d’autres connaissances. La spécialisation est devenue presque incontournable dans le monde scientifique actuel mais peut mener à des culs-de-sac professionnels. Avoir des connaissances généralistes permet, si nécessaire, de réorienter son parcours plus facilement.