Superorganisme

Alain Lenoir mis à jour 21-Sep-2021

Dans leur article fondamental dans la revue Nature, Szathmary et Maynard Smith (1995) ont décrit les transitions évolutives majeures : la cellule, l'organisme, et le superorganisme des animaux eusociaux. Ils considèrent que les insectes eusociaux, des crevettes et le rat-taupe nu forment des superorganismes et c'est le choix d'Hölldobler et Wilson d'intituler leur dernier livre "Superorganism" (Hölldobler and Wilson 2009). Ce concept est largement discuté dans divers livres comme ceux de Passera et Aron (2005), Jaisson (2000). Peter Wohlleben dans son livre "La vie secrète des arbres" n'hésite pas à écrire "Il apparaît ainsi que les forêts sont des superorganismes, des organisations structurées comme le sont par exemple les fourmilières." (p.15).

Pourtant, un nouveau concept est en train d'émerger, celui de “organismality” (par comparaison avec "individuality"; intraduisible en français.. organismalité ??) : un assemblage de nombreuses espèces avec une communauté d'intérêts, une coopération forte et peu de conflits. Le tout combiné permet un niveau d'adaptation maximum. Ces entités sont soumises à la sélection naturelle qui peut être en cours avec des conflits ou arriver à un état de stabilité (Queller and Strassmann 2009).

Le cas des associations bactéries / organismes supérieurs est une bonne illustration de cette théorie. Il y a création d’entités entre un hôte et ses bactéries que l'on peut assimiler à un nouvel organisme, ce que l'on peut qualifier de transition évolutive majeure (Kiers and West 2015). Un exemple récent est celui de la dégradation des polysacharides par diverses enzymes dans l'intestin humain. Les japonais sont capables de dégrader un sucre d'algues rouges utilisées dans les sushis, le porphyrane, mais les bactéries sont absentes dans nos intestins d'occidentaux. Cela signifie que la sélection des populations de bactéries et donc de populations humaines peut se faire en fonction du régime alimentaire (Anonymous 2010; Hehemann et al. 2010). On a même créé la théorie de l'hologénome qui me semble excellente (Zilberg-Rosenberg and Rosenberg 2008). On va même encore plus loin avec la proposition de James Lovelock qui considère que notre planète est le plus grand organisme du système solaire et va l'appeler Gaia. Tous les organismes sont non seulement interdépendants mais interagissent aussi avec la terre (Chauveau 2017). Peter Wohlleben décrit la forêt sous cet angle en insistant sur la complémentarité parfois conflictuelle entre l'arbre et tout son environnement en particulier les champignons.

À quoi peuvent bien penser les fourmis?? (Courrier International 15 sept 2021 - réservé abonnés)
"Chaque semaine, Courrier international vous propose un billet qui soulève des interrogations sur notre condition moderne en s’appuyant sur des œuvres littéraires, scientifiques et, bien sûr, philosophiques. Ce samedi, l’autrice écossaise Cal Flyn se penche sur les fourmis. Sont-elles intelligentes en tant qu’individus ou plutôt comme collectivité??
Et si nous avions un cerveau composé de nombreuses petites parties mobiles ? Demandez à une fourmi – ou plutôt, demandez à une colonie de fourmis.
Une seule colonie de fourmis peut comprendre des dizaines de milliers d’individus, plus rarement des centaines de milliers. Ce qui représente énormément de petits esprits. Ce sont des esprits plutôt simples, mais d’après bon nombre de spécialistes des fourmis on peut raisonnablement penser que les colonies de fourmis mettent en œuvre une conscience collective.
Dans quelle mesure des insectes sociaux fonctionnent-ils comme un cerveau collectif ? Cette question agite les scientifiques depuis un siècle ou plus. L’éminent entomologiste américain William Morton Wheeler faisait valoir en 1911 qu’une colonie de fourmis, “comme la cellule ou l’individu”, “se comporte comme un tout : elle préserve son identité dans l’espace, elle résiste à la dissolution et plus généralement à toute forme de fusion avec d’autres colonies.” Chaque colonie, ajoute-t-il, a ses “propres caractéristiques de composition et de comportement” et peut à juste titre être considérée comme un organisme en soi."
 

Voir
- Anonymous (2010). Quand une bactérie aide les japonais à digérer l'algue à sushi. Le Monde. date ?
- Chauveau, L. (2017). Gaia. La terre, un être vivant ? Sciences et Avenir Hors Série juillet-août 2017: p. 33-39.
- Hehemann, J.-H., G. Correc, T. Barbeyron, W. Helbert, M. Czjzek and G. Michel (2010). Transfer of carbohydrate-active enzymes from marine bacteria to Japanese gut microbiota. Nature 464(7290): 908-912.
- Hölldobler, B. and E. O. Wilson (2009). The superorganism. The beauty, elegance, and strangeness of insect societies. New York, London, Norton.
- Jaisson, P. (2000). La fourmi et le sociobiologiste. Paris, Odile Jacob.
- Kiers, E. T. and S. A. West (2015). Evolving new organisms via symbiosis. Science 348(6233): 392-394. 10.1126/science.aaa9605
- Passera, L. and S. Aron (2005). Les fourmis. Comportement, organisation sociale et évolution. Ottawa, Presses scientifiques du CNRC. 480pp.
- Queller, D. C. and J. E. Strassmann (2009). Beyond society: the evolution of organismality. Proceeding of the Royal Society of London B 364: 3143-3155.
- Szathmary, E. and J. Maynard Smith (1995). The major evolutionary transitions. Nature 374: 227-232.
- Zilberg-Rosenberg, I. and E. Rosenberg (2008). Role of microorganisms in the evolution of animals and plants: the hologenome theory of evolution. FEMS Microbiology Reviews 32: 723-735.