Chromosome social ou supergènes chez les fourmis

Photo de Yannick Wurm et Romain Liebbrecht :  

Alain Lenoir Mis à jour 14-Fév-2023

John Wang et Yannick Wurm, dans le laboratoire de Laurent Keller, ont trouvé un supergène chez la fourmi de feu Solenopsis invicta en 2013 (Wang et al 2013). Il existe chez cette fourmi deux formes, monogyne et polygyne, liées à plus de 600 gènes sur deux chromosomes SB et Sb qui ressemblent à des chromosomes sexuels. Il n'y a pas de recombinaisons entre ces chromosomes. Ils comportent le gène Gp9 (odorant binding protein) et dans les colonies monogynes on a des ouvrières SB/SB. Dans les colonies polygynes on a des SB/SB et des SB/Sb. Les sb/sb ne sont pas viables (Voir Wang et al. 2013, Pracana et al 2017). On a appelé ces deux chromosomes « chromosome social » ou "supergènes". Cette découverte a fait le buz avec de nombreux articles sur les sites web. Voir par exemple Koppe 2013.

Selon Laurent Keller "Un supergène, c'est un groupe de gènes qui sont liés sur un chromosome, explique Laurent Keller, du Département d'écologie et d'évolution. En principe, les gènes se séparent lorsque l'on fait des bébés, parce qu'il y a ce que l'on appelle la recombinaison: les chromosomes se cassent et se recollent avec un chromosome homologue. Au cours des générations, les gènes se transmettent de manière indépendante. Un supergène, au contraire, est lui constitué de gènes collés ensemble. Chez les fourmis de feu, ce sont environ 600 gènes - 60% d'un chromosome - qui sont liés et transmis ensemble depuis des centaines de milliers d'années. L'avantage, c'est que ça permet de contrôler la variation des gènes, avec un gène qui va peut-être influencer le comportement et un autre gène qui va influencer autre chose, poursuit Laurent Keller. Cela permet d'assurer la transmission du mode d'emploi génétique de systèmes aussi sophistiqués que ceux de ces fourmis." (Sillig 2020). Chez plusieurs espèces de Solenopsis on trouve aussi ces supergènes (Yan et al 2020).

Le supergène des fourmis de feu à la une de l'actualité.

- "Le supergène (et la polygynie) a évolué dans une espèce, mais que cette architecture génétique a permis la transmission de la nouvelle forme sociale à d'autres espèces (Stolle et al 2022) . Lors d'un symposium sur les supergenes en début juin, j'ai expliqué un peu comment ça a pu arriver (en anglais hélas! " (mail Yannick Wurm 13 février 2023)

- Un travail dans le laboratoire de Laurent Keller à Lausanne sur le supergène du chromosome 16 chez les fourmis de feu (Heleu et al 2022).
- Heleu, Q., C. Roux, K. G. Ross and L. Keller (2022). Radiation and hybridization underpin the spread of the fire ant social supergene. Proc. Natl. Acad. Sci. U.S.A. 119 (34) e2201040119. doi: https://doi.org/10.1073/pnas.2201040119.
Article signalé dans de nombreux sites web, par exemple :
- Les fourmis de feu, redoutables colonisatrices grâce à un supergène. lematin.ch 18 août 2022.

"Des chercheurs de l’Université de Lausanne ont découvert comment est apparue cette particularité qui détermine s’il y aura une ou plusieurs reines dans la fourmilière." "Chez les fourmis de feu (genre Solenopsis), deux formes d’organisation sociale distinctes coexistent au sein d’une même espèce. Dans un cas, les colonies n’abritent qu’une seule reine (forme monogyne), dans l’autre, elles peuvent en contenir plusieurs dizaines (forme polygyne). Dans les colonies monogynes, les nouvelles reines s’envolent pour pondre et fonder, seules, une société. Dans les colonies polygynes, au contraire, les nouvelles reines rejoignent, généralement à pied, une communauté préexistante. L’équipe de Laurent Keller, professeur ordinaire au Département d’écologie et évolution de la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne, a découvert, en 2013, que ces deux différents modes de vie sont dus à un supergène, composé de près de 500 gènes liés qui déterminent si une communauté prend une forme polygyne ou monogyne. Dans l’étude qui vient de paraître dans «Proceedings of the National Academy of Sciences» (PNAS), l’équipe de l’UNIL révèle que les trois inversions hromosomiques qui ont mené à la création du supergène ont émergé successivement, dans un laps de temps court, il y a environ 500’000 ans."
- L’apparition du supergène des fourmis de feu décortiquée. SwissInfo 16 août 2022.
"Situé sur le chromosome 16 des six espèces actuelles de fourmis de feu, ce supergène est apparu à la suite de trois inversions chromosomiques, phénomènes au cours desquels des segments d’ADN se sont brisés et tournés, bloquant le brassage génétique naturel: 476 gènes se sont soudés, formant ainsi le supergène, et sont, depuis, transmis d’un bloc de génération en génération."
- Pilorge, T. (1993). Démocratie sanglante chez les fourmis. Science et Vie. 913, octobre 1993. 70-72. Sur la fourmi de feu Solenopsis invicta. Travaux de Laurent Keller et K.G. Ross. Pdf

Dans l'équipe de Michel Chapuisat on a montré que chez Formica selysi on retrouve le chromosome social associé au statut monogyne ou polygyne. Ce "gène" est non recombinant et dans une région différente par rapport à la fourmi de feu (Purcell et al. 2014). On retrouve ces supergènes chez 14 espèces de Formica, ce qui marque une lointaine ancienneté et les auteurs suggèrent un nouveau modèle évolutif "eroded strata model". Le facteur le mieux conservé est un facteur de transcription essentiel pour le développement moteur des drosophiles (Brelsford et al 2020, voir aussi Hunt 2020). "Cette espèce a la particularité d’exister sous deux formes différentes : certaines colonies, appelées monogynes, n’ont qu’une seule reine tandis que d’autres comptent de nombreuses femelles fertiles (sociétés polygynes). En 2014, l’équipe a découvert que cette variation dans l’organisation sociale était due à la présence d’un supergène. Situé sur le chromosome 3, celui-ci regroupe plus de 500 gènes soudés entre eux et constitue 4% du génome de l’animal. Il est transmis tel quel à la descendance, sans recombinaison. Le brassage usuel entre les gènes n’a donc plus lieu. Chez Formica selysi, une des deux formes possibles du supergène (allèles) est appelée m (pour monogyne) et l’autre p (pour polygyne). Les reines peuvent donc posséder deux p, deux m ou un de chaque. Le p est un élément génétique égoïste, qui provoque la mort de tous les descendants n’ayant pas hérité de cet élément." (Avril et al 2020; voir aussi Hunt 2020, Affentranger 2020).

 

   

Une revue sur les supergènes des fourmis et des abeilles par Michel Chapuisat (2023). On les connaissait chez Solenopsis invicta et Formica selysi. C'est en pleine évolution, on en trouve aussi chez Leptothorax acervorum, Formica glacialis, Pogonomyrmx californicus, Cataglyphis niger et l'abeille, sans doute d'autres à venir..

Un supergène chez des Formica. Dans un certain nombre d'espèces de fourmis, les colonies se spécialisent dans la production de futures reines et d'autres dans la production de mâles, on parle de "split sex ratio". Chez deux espèces de Formica, F. glacialis et F. podzolica, cela est lié à un supergène (Lagunas-Robles et al 2022).

Réf
- Affentranger, M. (2020) Des gènes égoïstes évincent leurs rivaux. news.unil.ch 7 juillet 2020. Lien
- Avril, A., J. Purcell, S. Béniguel and M. Chapuisat (2020). Maternal effect killing by a supergene controlling ant social organization. Proceedings of the National Academy of Sciences: 202003282. doi: 10.1073/pnas.2003282117.
- Brelsford, A., J. Purcell, A. Avril, P. Tran Van, J. Zhang, T. Brütsch, L. Sundström, H. Helanterä and M. Chapuisat (2020). An Ancient and Eroded Social Supergene Is Widespread across Formica Ants. Current Biology 30(2): 304-311.e304. https://doi.org/10.1016/j.cub.2019.11.032
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Chapuisat, M. (2023). Supergenes as drivers of ant evolution. Myrmecological News 33: 1-18. doi: 10.25849/myrmecol.news_033:001
Voir aussi The supergene wave is well underway by Myrmecological News Blog January 2023

- Hunt, B. G. (2020). Supergene Evolution: Recombination Finds a Way. Current Biology 30(2): R73-R76. https://doi.org/10.1016/j.cub.2019.12.006
- Koppe, M. (2013) Les fourmis de feu possèdent un chromosome social qui conditionne leurs colonies. maxisciences.com, 19 janvier 2013, p. http://www.maxisciences.com/fourmi/les-fourmis-de-feu-possedent-un-chromosome-social-qui-conditionne-leurs-colonies_art28346.html. Pdf
- Lagunas-Robles, G., J. Purcell and A. Brelsford (2021). Linked supergenes underlie split sex ratio and social organization in an ant. Proceedings of the National Academy of Sciences 118(46): e2101427118. doi:10.1073/pnas.2101427118. (Libre d'accès).
- Passera, L. and A. Wild (2016). Formidables fourmis, Quae. 160p. Voir Chromosome social
- Pracana, R., A. Priyam, I. Levantis, R. A. Nichols and Y. Wurm (2017). The fire ant social chromosome supergene variant Sb shows low diversity but high divergence from SB. Molecular Ecology 26(11): 2864-2879. 10.1111/mec.14054. Libre d'accès
- Purcell, J., Brelsford, A., Wurm, Y., Perrin, N., and Chapuisat, M. (2014). Convergent genetic architecture underlies social organization in ants. Curr. Biol. 24, 2728–2732.

- Sillig, L. (2020) Des supergènes déterminent l'organisation politique des fourmis. rts.ch, 21 janvier 2020, p. https://www.rts.ch/info/sciences-tech/11029782-des-supergenes-determinent-l-organisation-politique-des-fourmis.html. Avec une séquence audio de 8 min.
- Stolle, E., R. Pracana, F. López-Osorio, M. K. Priebe, G. L. Hernández, C. Castillo-Carrillo, M. C. Arias, C. I. Paris, M. Bollazzi, A. Priyam, et al. (2022). Recurring adaptive introgression of a supergene variant that determines social organization. Nature Communications 13(1): 1180. 10.1038/s41467-022-28806-7
- Wang, J., Y. Wurm, M. Nipitwattanaphon, O. Riba-Grognuz, Y.-C. Huang, D. Shoemaker and L. Keller (2013). A Y-like social chromosome causes alternative colony organization in fire ants. Nature 493: 664-668. http://www.nature.com/nature/journal/vaop/ncurrent/abs/nature11832.html#supplementary-information
- Yan, Z., S. H. Martin, D. Gotzek, S. V. Arsenault, P. Duchen, Q. Helleu, O. Riba-Grognuz, B. G. Hunt, N. Salamin, D. Shoemaker, et al. (2020). Evolution of a supergene that regulates a trans-species social polymorphism. Nature Ecology & Evolution. 10.1038/s41559-019-1081