Le monde des fourmis. Un univers de science-fiction.

Mis à jour le 06-Jui-2023

Le monde des fourmis. Un univers de science-fiction. Livre de Rémy Chauvin (Plon 1969).

      

Réédition 2003 (éd du Rocher) :  

La présentation du livre :"L'amateur de théâtre éclectique y trouverait assurément de quoi se satisfaire. De la tragédie grecque : une reine esclavagiste, surgissant dans une cité étrangère, commence par supprimer sa rivale, ou plutôt, comble de raffinement, semble inciter les ouvrières à tuer leur propre mère. Du grand-Guignol, l'épouse coupe son mari en deux au paroxysme de leur étreinte. Du mélodrame : des ouvrières prennent goût à la liqueur toxique distillée par un parasite et, bientôt esclaves de cette drogue, négligent les soins à donner aux rejetons, qui deviendront difformes, mais s'occupent en titubant des oeufs de l'intrus, dont les larves dévoreront les œufs de la fourmilière, désormais condamnée. Même du vaudeville : certaines fourmis palpent l'arrière-train de pucerons dodus pour en obtenir des sucreries... Cependant c'est surtout la science-fiction qu'évoque ce monde, à la fois inhumain, surhumain et trop humain, avec ses colonies voire ses fédérations, ses super-cités monumentales dotées du chauffage urbain, ses cultures de champignons ou ses entrepôts de grain, son bétail de pucerons ou de cochenilles, ses soldats et ses ouvriers, êtres asexués créés sur commande, ses esclaves et ses hôtes indésirables, et son pouvoir, pour d'aucuns, de déjouer tous les moyens de destruction. On pense à quelque civilisation future ou extraplanétaire à voir ainsi de l'activité anarchique de robots stupides, naître l'ordre apparemment rigoureux de la fourmilière, dont les parades aux menaces les plus inattendues semblent le fruit d'une intelligence subtile. Peut-être l'explication que la cybernétique offre à ce paradoxe nous aidera à comprendre enfin le mécanisme non moins déroutant de notre propre cerveau, et — qui sait ? — à bâtir un jour une société où les impératifs de l'ordre social s'accomoderont de la plus grande liberté des individus." (voir le pdf).

Toute la vie des fourmis est déjà dans ce livre, avec le style imagé de Rémy Chauvin. le livre est très orienté sur les fourmis rousses sur lesquelles il a beaucoup travaillé. Il parle déjà de la fourmi de feu. Il est déjà sensible aux capacités d'apprentissage des fourmis et se pose de nombreuses questions.
Exemples :
- p. 174 sur le coléoptère myrmécophile Paussus :
"Une étrange perversion. Pour bien comprendre ce qui se passe très souvent, écoutons plutôt Le Masne décrire comment un Paussus, petit coléoptère aux énormes antennes en massue, va s'y prendre pour faire aux fourmis tout le mal possible. Il s'introduit dans la fourmilière où tout le monde l'adopte sans difficulté, et les ouvrières parais-sent prendre un vif plaisir à le lécher. Le Paussus semble dès le début fort à son aise, bien que sa démarche reste hésitante, et qu'il n'ait pas l'air de savoir ce qu'il cherche exactement. Il tâte différents objets de ses palpes et même parfois diverses parties du corps de la fourmi, comme le thorax où la tête, qu'il abandonne presque aussitôt. Il ne maintient sa prise que s'il a pu saisir le gastre ; alors commence une scène étonnante devant laquelle Le Masne (le plus calme, le plus scrupuleux, le plus vétilleux des myrmécologues et un des meilleurs aussi) ne peut cacher sa stupeur. Le Paussus ouvre de ses mandibules aiguës le ventre de la fourmi et commence à en dévorer lentement l'intérieur ; la fourmi, non seulement ne se défend pas, mais replie en partie ses pattes et prend une attitude « nymphale » comme dit Le Masne. Parfois elle pince légèrement les antennes du Paussus ; peut-être éprouve-t-elle j e ne sais quelles affreuses délices au contact des sécrétions de son bourreau. D'autres fourmis peuvent survenir sur ces entrefaites et ne font aucune tentative pour délivrer leur congénère ; bien au contraire, certaines lèchent le Paussus. Le Masne ne l'a pas vu achever sa victime, qui peut vivre encore quelques jours. Cette monstrueuse insensibilité est-elle réelle ou apparente ? Nous n'en saurons sans doute jamais rien, incapables que nous sommes de lire une émotion quelconque sur l'impassible masque de cuir des fourmis." (voir pdf)

- p. 195 sur les travaux de Mrs Wallis sur les échanges de nourriture chez Formica fusca.
"Le mécanisme de l'échange de nourriture a été étudié par Mrs. Wallis chez Formica fusca. Elle n'est pas arrivée à isoler des stimuli précis ou des systèmes de stimuli qui déclenchent l'échange de nourriture. Il y a pourtant certains gestes, toujours les mêmes, faciles à reconnaître au cours de toute opération de trophallaxie. D'ailleurs, les stimuli visuels ne sont pas utilisés ; ce qui peut s'expliquer facilement puisque la majorité des activités des fourmis se déroulent dans l'obscurité la plus complète, au fond du nid. Ce qui entre en jeu, c'est plutôt un ensemble de palpations complexes avec les antennes ou la première paire de pattes.
Avant toute chose, la fourmi cherche à reconnaître si elle se trouve en présence d'une autre fourmi en touchant son corps. Puis il lui faut identifier la tête, ce qui se fait probablement au moment où elle rencontre les antennes du partenaire. Le tact ne doit pas être seul en cause ; il est plus que probable qu'une odeur entre en jeu : les antennes et leurs organites chimiosensibles doivent la percevoir et assurer l'orientation correcte par rapport à l'autre fourmi ; les mouvements palpatoires semblent accélérer la régurgitation, mais ils sont à peu près les mêmes chez l'accepteur et le donneur. Cependant, il semble que l'accepteur palpe plus souvent de ses antennes la tête du donneur ; il utilise souvent aussi sa patte antérieure. Le donneur fait beaucoup moins d'efforts pour s'orienter et se borne à palper « distraitement » la tête de l'accepteur.
Quant à ce qui détermine l'une ou l'autre fourmi à se conduire en accepteur ou en donneur, il semble que ce soit seulement la faim ; si l'on en croit Wallis, l'ouvrière la plus affamée sera acceptrice et solliciteuse. Il ne s'agit d'ailleurs pas tellement de faim individuelle, mais collective : dans une colonie affamée, les solliciteuses augmentent en nombre. Quant au donneur, c'est sans doute l'état de réplétion et de distension de son jabot par la nourriture qui le détermine à en offrir. Wallis a essayé aussi de comparer deux espèces, Formica fusca et sanguinea, dont la première est l'esclave de la seconde, lorsqu'on les introduit dans une colonie étrangère. Fusca cherche alors à fuir et s'abandonne à des courses précipitées et irré-gulières. Sanguinea au contraire palpe de ses antennes les fourmis qui se présentent et tente même de leur offrir de la nourriture. Ceci rappelle le comportement des gardiennes de la ruche ; ces vieilles ouvrières en station près de l'entrée surveillent les entrantes avec une vigilance pointilleuse. Si quelque étrangère se fourvoie, elle sera aussitôt examinée, immobilisée ou même piquée, en tout cas rejetée au dehors. Sauf toutefois si elle a le temps d'offrir de la nourriture aux gardiennes, en adoptant la posture particulière de rigueur chez les abeilles à cette occasion ; et il paraît que les gardiennes se laisent volontiers corrompre. Mais on ne peut affirmer qu'il s'agisse aussi chez sanguinea d'une tentative de conciliation. En tout cas, les palpations antennaires ne désarment pas du tout les attaquantes (le la colonie étrangère et la plupart du temps l'offrande de nourriture n'est pas acceptée."

- p. 198 où il parle des antennes.
"Autres phénomènes où interviennent les antennes. Szlep et Jacoby viennent d'étudier un de ces phénomènes connu depuis longtemps sans qu'on sache l'interpréter. Il s'agit de tremblements longitudinaux, la tête se poussant en avant par saccades, pendant que tout le corps oscille et que les antennes frémissent. Chez Myrmica, Tapinoma et Tetramorium, il s'agit sûrement de « mouvements de recrutement » : c'est-à-dire d'une sorte de danse, comparable en somme à la danse en rond des abeilles (rappelons que cette danse, à la différence de la danse en huit, n'est pas directionnelle ; elle excite seulement les abeilles à sor-tir pour chercher de la nourriture). Le phénomène se produit chez les fourmis après la découverte de nourriture par une exploratrice ; son effet est de faire sortir du nid un certain nombre de fourrageuses parmi lesquelles très souvent l'exploratrice ne se trouve pas. Elles se répandent au hasard sur les pistes ; et il arrive qu'une partie ou même la totalité du groupe rebrousse chemin et rentre au nid, bien avant d'avoir atteint la provende. C'est un aspect bizarre du travail social des fourmis que nous discuterons à la fin de cet ouvrage. Souvent aussi la découvreuse distribue de la nourriture autour d'elle. Citons aussi un type d'alarme primitif, mais qui parait fort efficace et s'est développé chez les fourmis Cardiocondyla. C'est ce qu'on a appelé la « communication en tandem » (qui se rencontrerait, aussi chez certains Camponotus). La fourmi qui a trouvé une proie rentre au nid à vide et très peu de temps après en ressort, avec derrière elle une congénère qui lui palpe l'abdomen de ses antennes ; ceci excite la découvreuse à se déplacer de quelques centimètres ; puis elle s'arrête sur place jusqu'à ce que l'autre l'ait rejointe et lui tâte à nouveau l'extrémité de l'abdomen. Il semble que ce procédé corresponde au début du marquage des pistes tels qu'on le trouve pleinement constitué chez Dendrolasius ou Solenopsis par exemple."

- p. 201
La corruption de fonctionnaires. Un autre rôle essentiel de l'échange de nourriture
est de désarmer une hostilité plus ou moins prononcée ; par exemple quand on introduit un groupe de fourmis étrangères dans une fourmilière, un grand nombre des intruses ouvrent leurs pièces buccales et produisent une goutte de régurgitation ; et ceci même si elles sont beaucoup plus affamées que les légitimes occupantes. Lorsque la goutte est acceptée, c'est signe qu'elles vont l'être aussi. Ceci est bien connu, nous l'avons vu, chez les abeilles (voir page 198). Zahn ajoute que l'échange trophallactique a un autre effet important, celui d'égaliser la teneur en eau, liquide que les fourmis perdent facilement. On constate en tout cas l'augmentation considérable de ces échanges dès que la température s'élève.
L'échange à double sens. Ajoutons enfin que l'échange se pratique entre diffé-rents stades ou castes, dans les deux sens : non pas seulement des nourrices aux larves, mais des larves aux nourrices ; Gôsswald l'a prouvé en présentant des larves radioactives à des nourrices qui ne l'étaient pas : elles le deviennent alors dans une proportion faible, mais mesurable. D'autre part les reines émet-tent par leurs glandes thoraciques certaines substan-ces que les ouvrières lèchent avidement, et on le constate également par la méthode des isotopes. Maschwitz a montré que chez les fourmis, les larves jouent alors le rôle de réserves azotées ; sans nourriture les ouvrières vivent plus longtemps à côté de leurs larves.
"

- p. 199
"Les préférences dans l'échange de nourriture. L'échange de nourriture a été étudié par Gâsswald et Kloft à l'aide des radio-isotopes. Une fourmi nourrie de sucre marqué le partage directement avec huit à dix autres tout au plus. Mais celles-ci vont le redistribuer à leur tour, si bien qu'à 25°, température normale du nid, le contenu du jabot d'une ouvrière radio-active peut se communiquer à quatre-vingts autres. Mais l'échange parait très irrégulier : par exemple, une ouvrière qui vient de distribuer de la nourriture pourra en solliciter quelques instants après de celle-là même à qui elle vient d'en donner ! Ce sont d'abord les major, puis les minor et enfin les minima qui prennent part à l'échange. Lorsqu'ils veulent se nourrir, les jeunes s'adressent plutôt aux vieilles ouvrières qu'à d'autres jeunes. Et si l'on ne groupe que des jeunes leur ovaire cesse de se développer s'ils reçoivent même de la nourriture en abondance. Le développement normal exige donc l'échange de nourriture avec les ouvrières âgées, qui doivent disposer de certaines substances que les jeunes ne possèdent pas encore. C'est un phénomène très curieux, inexpliqué jusqu'ici et qui ne paraît pas se rencontrer chez les abeilles : on peut en effet y former de petites sociétés composées uniquement de jeunes et leur développement paraît entièrement normal.
Des stimuli comme l'odeur de la reine ou du nid comptent énormément dans l'échange trophallactique. Lorsqu'on affame pendant quarante-huit heures deux groupes de fourmis, dont un seul peut recevoir à travers une toile métallique l'odeur du nid et s'en imprégner, les ouvrières nourriront de préférence ce dernier groupe lorsqu'on opérera la réunion avec le reste de la colonie. Mais si un des groupes a été conservé en présence d'une reine morte, c'est lui qui sera nourri avant celui qui possède l'odeur du nid. Ceci intervient normalement dans la distribution de la nourriture. Les fourrageuses dégorgent le contenu de leur jabot non pas directement dans celui des reines, mais dans celui des animaux du service intérieur ; celles-ci partageront à leur tour avec celles qui sont de plus en plus proches de la reine ; mais à la fin celle-ci ne reçoit plus que le contenu des glandes nourricières.
"

- p. 194
"Y a-t-il un « langage des antennes ? Je n'ai jamais été convaincu du caractère vague des palpitations antennaires qu'affirmaient certains : et surtout pas depuis le travail récent et magistral de Montagner sur les guêpes, qui sont assez proches des fourmis par divers caractères morphologiques et physiologiques. Là aussi, nous constatons des palpitations antennaires en apparence désordonnées, renforcées par des tapotements de la patte antérieure. Mais Montagner les a enregistrées cinématographiquement, non sans peine d'ailleurs : et, après des centaines et des centaines d'observations, il a pu se convaincre que les tapotements n'étaient pas quelconques, mais codés ; c'est-à-dire que la guêpe « dominante » (celle qui pondra avant les autres, dévorera leurs oeufs, exigera sans arrêt de la nourriture de ses congénères) fait reconnaître son « statut social » par une certaine posture et un certain code de tapotements antennaires.
C'est une découverte très importante, d'autant plus que le code antennaire ne se limite peut-être pas à cela. Mais Montagner était favorisé du point de vue cinématographique par les couleurs des guêpes : jaunes, rouges et noires sur le fond blanc du guêpier. De plus les battements antennaires sont relativement lents. Tandis qu'avec les fourmis, hélas comment enregistrer quelque chose dans le grouillement fauve de milliers d'ouvrières hyperexcitées, sur le fond brunâtre de la fourmilière ? Enfin, espérons qu'un perfectionnement technique nous permettra un jour d'y parvenir... De toute façon, le problème des modes de communication des fourmis entre elles ne peut recevoir, semble-t-il, que des solutions particulières, différentes pour chaque espèce. Il est depuis peu certain qu'une certaine quantité d'informations doit être transmise à l'aide des attouchements autennaires ; mais on n'en a que peu de descriptions précises chez les fourmis. Je vais en citer quelques-unes.
" (Voir Trophallaxie)

- p. 200
" Les grosses paresseuses On trouve une énorme quantité de grosses ouvrières qui ne font absolument rien pendant toute la vie, sauf prendre part à l'échange de nourriture, pour lequel les ouvrières les préfèrent, dit-on, à toutes les autres. En tout cas, on ne les voit jamais occupées à quoi que ce soit ; peut-être constituent-elles un maillon essentiel dans la digestion sociale ou l'entreposition de la nour-riture. Mais Schneider ne croit pas que les grosses ouvrières jouissent à ce propos d'aucun privilège. D'après lui, c'est seulement l'intensité de la demande qui règle la distribution de nourriture et sa longueur. Les ouvrières les plus affamées demandent seulement l'échange avec plus d'insistance. Il arrive d'ailleurs, nous l'avons vu, dans des groupes plus ou moins gavés, qu'on assiste à des « échanges doubles » deux fourmis se demandant réciproquernent de la nourriture et en dégorgeant en même temps...
La ségrégation alimentaire. Certains auteurs, dont Goetsch, ont observé chez Lasius flavus l'existence de « groupes alimentaires » tout à fait séparés qui ne paraissent rien échanger entre eux. Si par exemple, on mélange à la nourriture d'une fourmi du bleu trypan, et qu'on donne à une autre un insecticide à action lente, on constate que toutes celles qui meurent n'ont pas de bleu trypan dans le jabot et inversement. Les distributions du contenu du jabot se sont donc faites, non pas à toutes les congénères, mais seulement à l'intérieur d'un groupe clos. Goetsch a d'ailleurs retrouvé ces groupes clos chez d'autres espèces ; mais Otto a prouvé que les Formica, elles, échangeaient de la nourriture avec toutes les ouvrières indistinctement."