Les effets de l'isolement social chez les fourmis

Alain Lenoir mis à jour 26-Déc-2023


Les insectes sociaux, abeilles, guêpes, termites et fourmis, ne peuvent vivre longtemps isolément. On parle d'effet de groupe. Il existe aussi chez des insectes subsociaux comme les blattes et les forficules et même chez des mouches. Chez les fourmis l'isolement social diminue la survie, l'agressivité et a des effets physiologiques encore mal compris, comme une augmentation d'octopamine. L'isolement ralentit l'acquisition du cocktail d'hydrocarbures cuticulaires marqueur de l'identité coloniale. Les larves sont aussi très sensibles à un isolement social. Les jeunes bourdons adultes élevés en isolement à l'émergence sont aussi perturbés et recherchent ensuite plus de contacts sociaux.


On sait depuis les travaux de Grassé et Chauvin (1944) que les insectes sociaux comme les abeilles, les guêpes Polistes, les termites Reticulitermes et les fourmis ne peuvent vivre longtemps isolément. Grassé crée alors le terme "effet de groupe" (1946). Ces travaux sont confirmés pour l'abeille par Arnold (1976). Chez l’homme, la solitude est possible mais avec des répercussions sur la santé (Miller 2011).

Akiko Koto à Lausanne, dans le laboratoire de Laurent Keller, vient de le confirmer chez Camponotus fellah en comparant des fourmis isolées avec des groupes de 2, de10, ou par deux avec du couvain en vidéo-tracking. Par deux ou avec du couvain on a une mortalité intermédiaire. L’activité locomotrice est augmentée. Les fourmis isolées mangent autant que les fourmis groupées mais la nourriture reste bloquée dans le jabot alors que les besoins en énergie sont plus forts (Koto et al. 2015, voir Le Loët 2015).
Koto a complété ces travaux avec L. Keller en montrant que les fourmis isolées deviennent hyperactives et dépérissent. Un antioxydant améliore leur état (Koto et al 2023, voir aussi L’isolement social pèse aussi chez les fourmis).
Les auteurs ont en fait repris et complété des manips faites sur la même espèce C. fellah par R. Boulay (1998, 1999), en citant l'article mais sans dire que c'était la même espèce... Il n'y avait pourtant pas photo puisque ces récents travaux apportent beaucoup d'informations nouvelles très intéressantes. Mais alors pourquoi dire que les travaux antérieurs sur l'isolement social "These experiments were performed in artificial conditions where workers were forcibly removed from the colony." alors que tout le monde a fait la même chose ... Chez Formica rufa, fourmi avec des colonies très fermées, l'isolement diminue l'agressivité (Kleineidam et al 2017).

Le test de rencontre des fourmis isolées (Thèse R. Boulay) :

En ce qui concerne la discussion, je crois que Koto et al. ont oublié l'aspect trophallaxie et son rôle dans l'harmonisation de l'odeur coloniale; En effet chez Camponotus vagus de nombreuses trophallaxies courtes qui existent indépendamment du flux alimentaire et qui ne sont pas liées aux besoins alimentaires mais plus à la coopération pour la récolte de nourriture et à l’intégration sociale (Kanizsai et al. 2014). Les travaux de Koto sur C. fellah montrent qu’en isolement social le jabot reste plein ; peut-être les fourmis gardent leur nourriture pour échanger en cas de rencontre... C’est ce que l’on observe chez C. fellah où les ouvrières isolées font plus de trophallaxies quand elles se retrouvent en présence des congénères de leur nid (Boulay et al. 1999). Ces trophallaxies permettent le maintien d’une odeur coloniale homogène (Boulay et al. 2004). Les effets comportementaux de l'isolement social ont aussi été obervés chez Camponotus melanocnemis (trophallaxies) (Wagner-Ziemka et al. 2006; Wagner-Ziemka et al. 2008) et Aphaenogaster senilis (allogrooming en l'absence de trophallaxies chez cette espèce; Lenoir et al. 2001) ou Cataglyphis iberica (Dahbi et al 1998). Travaux non cités. L'isolement individuel à l'émergence ne modifie pas le développement de l'odeur coloniale sur la cuticule qui met envieon 20 jours chez Aphaenogaster senilis, mais la maturation de la glande postpharyngienne est ralentie, sans doute par manque de contacts avec des congénères (Ichinose & Lenoir 2009).

Enfin, Koto et al. citent des perspectives en neurobiologie : l'isolement social induit une augmentation d'octopamine chez Formica japonica (Wada-Katsumata et al. 2011), mais là encore R. Boulay avait fait la même observation chez C. fellah (Boulay et al. 2000).

Les effets de l'isolement social chez Temnothorax nylanderi. Après un isolement social les ouvrières interagissent moins avec d'autres, s'occupent plus du couvain, et s'auto-toilettent moins. L'analyse par transcriptome du cerveau révèle que peu de gènes liés au comportement sont modifiés mais ce sont plutôt des gènes liés au système immunitaire qui sont sous-exprimés. Cela signifie sans doute que l'isolement sensibilise les individus à divers facteurs stressants (Scharf et al 2021, voir Alain Fraval Les ouvrières souffrent du distanciel).

L'expression des gènes reliés à la perception sensorielle des larves de Formica fusca a été analysée en Finlande par RNAseq (transcriptomique) dans deux contextes : isolement social complet ou en situation normale. Le retour des larves dans un contexte social induit un retour de l'activité des gènes sensoriels, en particulier pour la sensibilité chimique (Pulliainen et al 2021).

Les effets de l'isolement social précoce sur le développement des bourdons. Les bourdons des USA Bombus impatiens élevés en isolement social, en petits groupes ou en société normale dès l'émergence ont un comportement comparable, mais les isolés recherchent plus de contacts sociaux. Les auteurs ont montré que l'isolement inhibe l'expression des gènes du cerveau et ralentit son développement (Wang et al 2021).

Blattes et autres inverstébrés
Mathieu Lihoreau montre que les blattes grégaires sont aussi sensibles à l'isolement social (Lihoreau 2008, 2009). Dans son livre À quoi pensent les abeilles ?  il reprend son travail et va plus loin sur les états émotionnels : "Et si les blattes étaient, elles aussi, sujettes à la dépression ?" (p.107). En effet, dans son article de 2009 il ne parle que de "behavioural syndrome"
.

Wang et al (2016) comparent Solenopsis invicta et une mouche Bactrocera dorsalis (Tephritide). La mouche est 10 fois moins sensible que la fourmi de feu à l'isolement, mais elle est sensible aussi à l'effet de groupe qui n'est donc pas limité aux insectes eusociaux. Chez les forficules Forficula auricularia l'isolement social diminue la résistance à une infection de Metarhizium pathogène (Kohlmeier et al 2016). Ce fait serait même valable aussi chez des animaux comme les écrevisses qui élevées en isolement ont des perturbations comportementales (Patoka et al 2019).

Isolement social chez les guêpes Polistes fuscatus. Le tubercule optique antérieur (TOA) est plus petit de 10% chez les guêpes ayant subi un isolement social. Le TOA est suspecté d'être, chez les insectes, un site important pour la mémoire, le traitement des couleurs et la reconnaissance d'objets. Cette manip localise pour la première fois où se fait la reconnaissance faciale individuelle qui est importante chez les guêpes (Jernigan et al 2021, voir Fraval Isolement social et prosopagnosie, 2021).

Isolement social chez les mammifères
Selon Boris Cyrulnik (2021) "Le cerveau est sorti de sa boîte dans les années 1950, quand un primatologue [H.F. Harlow] a démontré, dans une expérience élégante et cruelle, que des petits macaques cessaient de se développer dès qu'ils étaient isolés. Les mammifères ont besoin de la présence d'un autre pour réaliser leur « programme génétique », comme on disait à cette époque. Le cerveau sain de ces petits tombait malade dès qu'ils étaient privés de la simple présence d'un autre. Leur cerveau isolé ne commandait que des actes autocentrés, des balancements, des torsions et des autoagressions. Cette expérimentation a provoqué la haine des défenseurs des animaux, alors qu'elle démontrait brillamment que tous les mammifères étaient des êtres sensibles, des êtres d'affection, et non pas des machines." (p. 89).
Borys Cyrulnik a écrit tout un livre sur les effets des carences affectives chez l'enfant (Quarante voleurs en carence affective. Bagarres animales et guerres humaines. Odile Jacob, 2023).

Les effets des stress et de l'isolement social dans la petite enfance (Parise et al 2023). Comparaison des enfants humains avec les chimpanzés bien sûr (par ex Harlow) mais aussi les blattes (travaux de Mathieu Lihoreau), les drosophiles et les fourmis (Boulay et al 1999). Original, on n'osait pas trop le faire il y a quelques années.

Voir
- Arnold, G. (1976). Mechanisms in the group effect of honeybees. C R Acad Sci Paris. 283: 1433-1435.
- Boulay, R., M. Quagebeur, E. J. Godziñska and A. Lenoir (1999). Social isolation in ants: evidence of its impact on survivorship and behaviour in
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- Boulay, R. and A. Lenoir (1998). Influence de l'isolement social chez la fourmi
Camponotus fellah (Hymenoptera: Formicidae). Actes Coll.Insectes Soc. 11: 33-35.
- Boulay, R., V. Soroker, E. J. Godziñska, A. Hefetz and A. Lenoir (2000). Octopamine reverses the isolation-induce increase in trophallaxis in the carpenter ant
Camponotus fellah. J. Exp. Biol. 203: 513-520. Pdf
- Boulay, R., T. Katzav-Gozansky, A. Hefetz and A. Lenoir (2004). Odour convergence and tolerance between nestmates through trophallaxis and grooming in the ant Camponotus fellah (Della Torre). Insectes Sociaux. 51: 55-61. Pdf

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- Dahbi, A., X. Cerdá and A. Lenoir (1998). Ontogeny of colonial hydrocarbon label in callow workers of the ant Cataglyphis iberica. Compte Rendus Académie des Sciences Paris 321: 395-402. Pdf
- Grassé, P. and R. Chauvin (1944). L'effet de groupe et de la survie des neutres dans les sociétés d'insectes. Rev Sci 82: 261-264.
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