Un bon plan
Jorge Wagensberg
La recherche, n° 340, mars 2001L'intelligence, précieuse stratégie prévue pour se mettre en rapport avec le reste du monde, a ses degrés. L'intelligence minimum, c'est la non-intelligence. L'intelligence d'une pierre est du degré zéro.
Un être vivant, qu'il le soit un peu ou beaucoup, reçoit et émet de l'information. Les fourmis marquent chimiquement leur route pour pouvoir rentrer chez elles. C'est un plan inscrit dans leurs gènes. L'espèce Odontomachus bauri, néotropicale, dispose, en outre, d'une curieuse option : lorsqu'elle part explorer les bois, elle stoppe toutes les quinze secondes pour regarder le faîte des arbres. Elle avance, elle s'arrête, elle lève la tête, elle regarde, elle mémorise et elle reprend sa marche. Un, deux, trois, quatre, un, deux... C'est sa façon à elle d'enregistrer, dans son cerveau minuscule, une séquence d'images ordonnées. Pour retourner dans sa fourmilière, il lui suffira ensuite d'appuyer sur un commutateur cérébral : à partir de là, elle ne regardera plus pour enregistrer mais pour comparer. Les images aperçues sur le chemin du retour devront coïncider, en ordre inverse, avec celles qui ont été enregistrées. C'est un bon plan. Nous pourrions l'appeler le plan A. Si par hasard le plan A échouait, la fourmi passerait peut-être au traditionnel plan des phéromones, mais jamais elle ne chercherait un plan B non « préparé » dans ses gènes. Si une fourmi change, c'est qu'elle s'est déjà convertie en une autre espèce. L'intelligence du degré 1 ne fait qu'anticiper ce qui est prévisible. La vérité des fourmis ne se périme pas. Pour en arriver là, il faut du degré 2.
Un poulpe affamé observe un crabe enfermé dans un bocal. Le poulpe tentera d'abord d'appliquer le plan A : attraper la proie à travers le verre. Le plan échoue. Et le génome du poulpe n'inclut pas d'autre plan genre « crabe en bocal ». Cependant, le poulpe (con-trairement à ce que ferait un calmar) se met à chercher une solution. Et il la trouve : il faut ouvrir le bocal. Son intelligence, éperonnée par la faim, est du degré 2 : c'est celle qui recherche un plan B lorsque le plan A rate. Le poulpe apprend des contingences de son environnement. Mais aucun poulpe ne peut contrôler un instinct en fonction d'autre chose qui ne soit pas un autre instinct plus fort. Pour arriver plus loin, il faut un degré de plus. Un chien (mais non pas un cheval) peut faire fi de ses urgences les plus impérieuses pendant des heures si, sous ses pattes, se trouve un tapis.
Le chien est capable d'évaluer une situation particulière donnée dans son environnement et, en fonction du résultat, de déprogrammer certains automatismes. C'est là l'intelligence qui administre les instincts, celle du degré 3. La vérité des chiens change, même si cela ne fait pas plaisir à leur instinct, mais elle ne s'élève guère au-dessus du particulier. Pour cela, il faut quelque chose de plus. C'est le degré 4.
C'est l'intelligence qui peut découvrir une essence commune à deux cas différents (comprendre). C'est l'intelligence de l'intelligibilité. C'est la culture. Avec elle, le chimpanzé fabrique (et répare) des outils pour attraper des termites. Avec elle, on peut dessiner, cuisiner et faire de la science. La vérité intelligible est la seule qui change fréquemment, et elle est donc, en conséquence, celle qui convient le mieux pour rester vivant dans un monde changeant. Avec elle, on peut même, par exemple, organiser la cohabitation entre humains. Même si nous l'oublions cent fois par jour.