La Recherche n° 314, novembre 1998

Comment les fourmis partagent leur odeur

ABDALLAH DAHBI est docteur et PIERRE JAISSON est professeur à l'université de Villetaneuse au laboratoire d'Ethologie expérimentale et comparée.
ALAIN LENOIR est professeur à l'université de Tours dans le laboratoire d'Ethologie et pharmacologie du comportement. ABRAHAM HEFETZ est professeur à l'université de Tel-Aviv au laboratoire d'Ecologie chimique.


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*L'ÉCLOSION IMAGINALE correspond à l'émergence de l'insecte adulte à l'issue de la métamorphose.
*L'HÉMOLYMPHE est le sang des insectes.
*Les insectes
MYRMÉCOPHILES vivent aux crochets d'une société de fourmis. Ils peuvent devenir de véritables parasites capables de dévorer la progéniture de leurs hôtes.



(1) M. Isingrini et al., Proc. Natl. Acad. Sci. USA, 82, 8545, 1985.
(2) R.K. Vander Meer et L. Morel, in R.K. Vander Meer et al. (eds), P heromone Communication in Social Insects : Ants, Wasps, Bees and Termites, Westview Press, 79, 1998 ; A. Lenoir, et al., in C. Detrain, J.L. Deneubourg, J.M. Pasteels (eds), Information Processing in Social Insects, Birkhäuser, Bâle, 1999, 219-237
(3) V. Soroker et al., Naturwissenschaften, 81, 510, 1994
(4) A. Hefetz et al., J. Insect. Behaviour, 9, 709, 1996
(5) A.G. Bagnères et E.D Morgan, Experimentia, 47, 106, 1991.
(6) V. Soroker et al., J. Chem. Ecol., 21, 365, 1995.
(7) X. Cerda et al., Sociobiology, 23, 215, 1994.
(8) A. Dahbi et A. Lenoir, Behav. Ecol. Sociobiol., 42, 349, 1998.
(9) A. Dahbi et al., J. Chem. Ecol., 22, 2173, 1996.
(10) A. Dahbi et al., Physiol. Entomol., 7, 13, 1997.
(11) A. Dahbi et al., C.R. Acad. Sci., 323, 395, 1998.
(12) X. Cerda et J. Retana, Ethol. Ecol. Evol., 4, 359, 1992.
(13) R. Brossut, Phéromones : la communication chimique chez les animaux, Belin, 1996.

La Recherche a publié :
(I) Laure Schalchli, " Le système immunitaire ", septembre 1996.
(II) Christine Errard, Catherine Vienne et Bruno Corbara, " Ouverture et cohabitation chez les fourmis: les sociétés mixtes ", juin 1990.



Elles fabriquent et renouvellent en permanence un visa chimique à l'efficacité redoutable

Pour se reconnaître entre elles et rejeter les intrus, les fourmis utilisent un message chimique qui reflète avec précision la composition de leur colonie à un instant donné. Sur quels principes s'élabore ce " nous " de reconnaissance? Des expériences de laboratoire ont récemment dévoilé la logique des circuits qui façonnent le signal chimique et lui permettent d'évoluer avec les événements: naissances, disparitions, adjonctions de nouvelles reines...
Chez les insectes sociaux, la défense implique la fermeture coloniale, autrement dit l'hermétisme d'une colonie à tout individu étranger. Cette fermeture remplit de fait une fonction analogue à celle de notre système immunitaire. Le parallèle est même frappant. Tout organisme pluricellulaire développe au cours de l'ontogenèse un code de reconnaissance du soi et du non-soi (1); la société d'insectes - sorte de super-organisme - établit, elle, un système de crible qui lui permet de discriminer, rejeter et parfois anéantir les intrus, tels des greffons incompatibles. Si le complexe majeur d'histocompatibilité (CMH, par exemple le système HLA chez l'homme) repose sur une reconnaissance moléculaire, celui de la fermeture coloniale s'établit sur l'élaboration et le partage d'une odeur commune à tous les membres de la colonie.

Comment la colonie réussit-elle à fabriquer un signal chimique qui la singularise des autres colonies de même espèce, alors même que ses membres ne sont pas toujours génétiquement semblables? Et comment cette odeur se transmet-elle entre congénères d'une même colonie? Chez la plupart des espèces de fourmis, les colonies sont constituées d'individus issus d'une ou plusieurs reines. Entre individus d'une même colonie, l'ambiance est en général pacifique. Il n'en va pas de même entre individus de colonies différentes. Tous les travaux sur le sujet confirment que la discrimination entre individus de colonies différentes est fondée sur cette reconnaissance chimique. L'odeur coloniale est apprise en quelques heures après l'éclosion imaginale*, parfois même dès le stade larvaire (1). Observons deux fourmis au moment de leur rencontre. Le balai des antennes sur les corps indique que le cocktail chimique de reconnaissance est présent sur la cuticule.

La nature de ce cocktail a fait l'objet de multiples études (2), parfois de controverses, la séparation des différentes substances du bouquet cuticulaire étant techniquement difficile. Sa composition a été tout récemment élucidée en utilisant la chromatographie sur gels, méthode qui permet de séparer et de tester l'efficacité des composants en présence: l'odeur coloniale est constituée, du moins en partie, d'hydrocarbures, entre autres des alcanes, des alcènes et des méthylalcanes. Comme chez la drosophile, il est probable que la synthèse de ces hydrocarbures s'effectue dans des cellules spécialisées appelées oenocytes, situées dans les tissus gras de l'abdomen. Pour pallier les déperditions sur la surface cuticulaire, cette synthèse doit être permanente. Chez les fourmis, la mise en place de l'odeur coloniale fait intervenir une glande particulière, la GPP (pour glande postpharyngienne (3)) qui occupe environ les deux tiers du volume total de la tête (voir schéma). Quand on applique des hydrocarbures issus de la glande d'une fourmi d'une colonie A sur la cuticule d'une fourmi étrangère et que l'on introduit cette dernière dans la colonie A, les réactions agressives se trouvent nettement atténuées chez les résidentes (4). Cette expérience prouve que la GPP constitue un réservoir de l'odeur coloniale. Qui plus est, l'analyse chimique a montré que les substances issues de la glande et celles réparties sur la surface cuticulaire sont identiques (5). Il existe donc probablement une connexion entre la GPP et la surface du corps.

Afin de caractériser ces transferts, nous avons utilisé des traceurs radiomarqués sur une espèce présente dans les zones désertiques du pourtour méditerranéen: Cataglyphis niger (6) .

Le principe de l'expérience est le suivant: de l'acétate radiomarqué est injecté à des ouvrières dont la bouche a été préalablement bloquée par de la cire d'abeille, empêchant ainsi tout comportement d'autotoilettage. Vingt-quatre heures plus tard, les hydrocarbures recueillis dans la GPP et sur la surface cuticulaire présentent approxima- tivement la même dose de radioactivité.

Cette première expérience montre qu'environ la moitié de la quantité d'hydrocarbures synthétisés par un individu chemine directement depuis les oenocytes vers sa cuticule tandis que l'autre moitié est transportée vers la GPP par des protéines spécialisées présentes dans l'hémolymphe*. C'est ensuite qu'intervient la toilette. Sans doute par anthropocentrisme, on a longtemps cru que la fourmi se toilettait uniquement pour se débarrasser de sa crasse. Or, lorsqu'on répète l'expérience précédente avec, cette fois, des ouvrières intactes, on enregistre un résultat sensiblement différent: le taux de radioactivité dans les GPP est plus élevé.

Le cocktail intègre même les odeurs des membres de la colonie que l'on considère peut-être à tort comme des inactifs parce qu'immobiles

Ces observations montrent clairement que la toilette permet surtout aux fourmis d'échanger des hydrocarbures entre leur GPP et leur surface cuticulaire. Mais ces échanges au niveau individuel ne disent rien du système de reconnaissance entre les membres d'une même colonie. On imagine difficilement que la reconnaissance coloniale dans une société composée de milliers d'individus repose sur la mémorisation de l'odeur de chacun des congénères! Il faut admettre l'existence d'un circuit interindividuel pour harmoniser les propriétés idiosyncrasiques. Ce circuit existe bien.

Il est parfaitement mis en évidence lorsque l'on réunit un individu traité à l'acétate radiomarqué (bouche libre) et un congénère non traité. On voit que, grâce aux échanges de bouche à bouche (trophallaxies, photo p. 32 ), les hydrocarbures transitent au bout de quelques heures vers la GPP de l'individu non traité.

Remarquons au passage que les transferts par léchage jouent aussi un rôle. Ainsi lorsque l'on bloque avec de la cire d'abeille la bouche de l'un des deux partenaires, on retrouve de l'acétate radiomarqué sur la cuticule de l'individu non traité, mais en quantité moindre. Ceci indique que les flux par trophalla-xies sont plus importants que les flux par léchage. Ces échanges entre individus permettent donc de connecter entre elles toutes les GPP d'une même colonie.

L'odeur coloniale modelée et stockée dans les GPP représente l'ensemble des odeurs individuelles. La composition de cette " odeur moyenne " révèle précisément l'état d'une colonie à un instant donné. Le cocktail intègre même les odeurs des membres que l'on considère peut-être à tort comme des inactifs parce qu'ils sont souvent immobiles.

Ainsi, la fourmi possède à tout moment un visa chimique qui puise dans l'ensemble social auquel elle appartient. Ce visa exprime l'identité propre de l'individu (son génome) mais également celle des autres ouvrières de la colonie. Ce qui veut dire que tout changement dans la structure sociale (naissances, disparition d'individus âgés, adjonction de nouvelles reines, intrusion d'insectes myrmécophiles*, etc.) est intégré dans la physionomie du visa colonial. Sa nature chimique évolue donc en permanence. De fait, toute séparation prolongée entre deux groupes de fourmis appartenant à la même colonie interrompt brutalement les échanges interindividuels et entraîne inévitablement une dérive des visas chimiques entre les deux entités. Pour des raisons évidentes, cette dérive des odeurs sera d'autant plus marquée que la durée de séparation est plus longue. Chez certaines espèces de fourmis les colonies sont réparties entre plusieurs nids (on parle alors de fourmis polydomiques). Il en est ainsi de l'espèce semi-désertique Cataglyphis iberica qui constitue dès lors un excellent modèle d'écologie de la reconnaissance.

Entre les nids satellites de Cataglyphis iberica n'apparaît aucune connexion souterraine. Et dans les conditions naturelles, la distance entre deux nids peut atteindre plusieurs dizaines de mètres (7). Chacun des nids comporte une fraction de l'effectif colonial. A priori, cette structure sociale ne facilite pas les échanges interindividuels et l'élaboration d'une odeur commune. Des expériences menées au laboratoire montrent qu'en séparant des nids d'une même colonie les odeurs divergent significativement au bout de quelques mois (8). Pourtant, dans le contexte naturel, les individus de l'espèce Cataglyphis iberica issus de nids distincts se tolèrent bien mutuellement et rejettent toute fourmi étrangère à leur colonie. Ainsi, malgré la séparation des nids, une odeur coloniale commune existe (9). Tirant profit d'un éclatement de structure sociale pour étendre son territoire, comment cette espèce évite- t-elle une dérive d'odeurs perturbant la reconnaissance coloniale ?

D'avril à octobre, période d'activité de l'espèce, l'observation en conditions naturelles montre l'existence d'échanges très fréquents d'individus entre nids d'une même colonie. C'est ce que les myrmécologues appellent le " transport d'adultes " (photo p. 32 ). Les transportées sont des individus jeunes dont l'odeur est distincte de l'odeur des transporteuses (10,11), lesquelles constituent de fait un groupe ergonomique hautement spécialisé (12). Le transport par les fourmis matures de congénères plus jeunes renforce le brassage des signaux de reconnaissance et permet le maintien d'un visa uniforme sur l'ensemble de la colonie.

La communication chimique joue un rôle important dans le fonctionnement des groupes sociaux de l'ensemble du règne animal (13). Elle module l'expression comportementale des individus lors de situations diverses, par exemple le choix d'un partenaire sexuel, la reconnaissance de parentèle ou l'exploration d'un territoire... Chez les vertébrés supérieurs, l'odeur des individus est déterminée par certains gènes marqueurs du CMH à haute variabilité allélique. Nous produisons une odeur qui nous est propre et qui exprime une partie de notre identité génétique, le soi. Les fourmis construisent, elles, par brassage une signature chimique collective, le nous. Chez ces insectes sociaux, le signal chimique joue un rôle prépondérant par rapport aux autres formes de signaux (tactiles, gestuels, acoustiques) qui restent souvent inopérants.

Les expériences décrites ici ont permis de mieux comprendre les modes de transferts et d'échanges chimiques à l'échelle individuelle et interindividuelle. Plusieurs questions restent ouvertes. Par exemple, pourquoi et comment la quantité d'hydrocarbures synthétisés croît-elle avec l'âge durant l'ontogenèse? Cette synthèse dans les oenocytes est-elle variable en fonction du statut social des individus? Le système de connexion entre GPP - et la GPP elle-même - étant une invention propre aux fourmis, quel réseau utilisent les autres insectes sociaux, notamment les abeilles, pour partager leur odeur coloniale?