Faire circuler des fourmis sur un parcours semé
d'embûches n'est pas le dernier délire d'un dresseur d'insectes, mais une expérience
scientifique très sérieuse. On le savait déjà, certaines fourmis possèdent un
système de navigation sophistiqué composé d'une sorte de compas et d'un dérivé de
compteur kilométrique. Une équipe germano-suisse nous apprend que ce compteur est un peu
particulier: il ne mesure pas la distance parcourue mais une projection de celle-ci sur
l'horizontale (1). Les chercheurs ont piégé les fourmis en les faisant partir sur un
chemin vallonné et revenir sur terrain plat. Avec un simple compteur kilométrique
interne, la fourmi devrait dépasser le point de départ pour effectuer la même distance
à l'aller et au retour. Mais, grâce à leur mesure «à vol d'oiseau», les fourmis ne
sont pas dupes. Les scientifiques ont tourné le problème dans tous les sens mais rien
n'y a fait, les fourmis finissent toujours au bon endroit. Elles sont donc capables de
tenir compte de l'escarpement du chemin pour estimer la distance.
L'expérience est originale, «élégante», avance même Guy Beugnon, du CNRS. «Elle
montre qu'un insecte est capable d'intégrer la troisième dimension, commente-t-il. La
fourmi calcule une sorte de distance absolue, un peu comme sur une carte.» L'espèce
du Sahara étudiée était déjà connue pour ses qualités d'orientation dans l'espace.
Ces fourmis sont capables de prospecter sur plusieurs centaines de mètres pour se nourrir
et reviennent toujours à la fourmilière par le chemin le plus court: la ligne droite.
«Si leur compteur mesurait des distances réelles, les fourmis du désert feraient
facilement des erreurs de navigation. Effectivement, leur environnement est vallonné et
différent à l'aller et au retour», explique Bernhard Ronacher, chercheur à
l'université de Berlin et coauteur de l'étude. «Nous ne nous attendions pas à ce
que ces insectes aient un tel compteur. Avec le recul, c'est très compréhensible. Il
est d'ailleurs fort probable que les espèces de fourmis qui escaladent les arbres, par
exemple, ont aussi ce système de navigation.»
La finalité est élucidée mais le mode de fonctionnement de ce compteur reste un
mystère. Plusieurs hypothèses ont déjà été écartées. Les fourmis n'utilisent pas
leurs dépenses énergétiques pour connaître ces distances. Les insectes ont pu
parcourir jusqu'à 1,5 fois plus de chemin sur les secteurs escarpés que sur les
itinéraires plats. Les scientifiques avaient supposé que le temps de marche aurait pu
être un bon indicateur. Malheureusement pour eux, la fourmi est comme nous: elle peine
dans les montées et ne rattrape pas tout son retard dans les descentes. Le parcours
escarpé est moins rapidement bouclé que son équivalent tout plat.
Pas de durée donc, à la base du compteur kilométrique. Ou du moins pas toute seule.
Guy Beugnon, lui, croit au «déplacement propre de l'animal». Une orientation,
peut-être, pour les chercheurs. Bernhard Ronacher avoue tout de même que «ça ne va
pas être évident d'éclaircir le mécanisme». Les scientifiques devraient savoir
que la fourmi n'est pas prêteuse....
(1) Nature du 14 juin.