Communiqué de presse CNRS Paris, le 16 juillet 2002


Comment les fourmis organisent leurs nécropoles

Les insectes sociaux construisent des nids très sophistiqués dont l’échelle est largement supérieure à celle des individus. Comprendre les mécanismes qui permettent à ces insectes de réaliser collectivement des structures aussi complexes qu’une termitière est l’un des enjeux majeurs de la recherche actuelle en cognition animale. Associant des techniques des sciences du non-linéaire et d’éthologie, une équipe internationale associant le CNRS, l’Université Paul Sabatier à Toulouse, l’Université Libre de Bruxelles, l’Université Polytechnique de Catalogne et le Santa Fe Institute est parvenue à décrypter et modéliser les mécanismes qui permettent aux fourmis d’organiser spatialement l’agrégation de leurs cadavres. Ces résultats démontrent que la morphogenèse de ces structures repose sur un mécanisme d’activation locale et d’inhibition à longue portée. Il s’agit du premier exemple de structures résultant d’un tel mécanisme mis en évidence chez des organismes supérieurs. Ces travaux sont publiés dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences du 11 juillet 2002.

Les sociétés d’insectes constituent un bon modèle pour étudier les phénomènes de morphogenèse en biologie. Du fait de l’échelle de ces phénomènes, l’étude expérimentale des mécanismes individuels impliqués dans la formation des structures peut être abordée beaucoup plus simplement que dans n’importe quel autre système biologique.

Les insectes ne possèdent aucune représentation, plan ou connaissance explicite de la structure globale qu’ils ont à produire. Les structures produites (nids, réseaux de pistes, etc…) dont l’échelle peut atteindre plusieurs centaines de fois la taille d’un individu, ne sont pas programmées explicitement au niveau individuel mais résultent de l’enchaînement d’un grand nombre d’interactions interindividuelles ou entre les individus et leur environnement. Dans la plupart des cas, les informations auxquelles ont accès les individus sont de nature locale et leur portée est beaucoup plus petite que celle des structures résultantes. L’insecte est tout aussi démuni face à la structure produite qu’une molécule au sein d’un système chimique ou biologique.

En utilisant une approche conjointe reliant étroitement expérimentation et modélisation, Guy Théraulaz, du Laboratoire d’éthologie et cognition animale (CNRS - Université Paul Sabatier à Toulouse) en collaboration avec une équipe internationale, a étudié les structures spatiales résultant d’un phénomène très répandu chez les fourmis : l’agrégation des cadavres et la formation de cimetières. Ce travail a permis de mettre en évidence chez la fourmi Messor sancta les comportements individuels qui gouvernent la dynamique d’agrégation. Les études réalisées concernent les effets combinés de différentes densités de cadavres et de différentes tailles d’enceintes, sur le nombre et la distribution spatiale des tas qui sont formés par les fourmis. Dans la situation expérimentale les fourmis agrègent les cadavres et forment des tas qui s’organisent de manière régulière dans l’espace. Cette propriété provient du fait que les comportements des fourmis conduisent à une amplification locale, l’auto-catalyse du dépôt (plus le tas est important, plus forte est la probabilité d’un nouveau dépôt par la fourmi) et à une inhibition à plus longue portée, les cadavres déposés au niveau d’un tas n’étant plus disponibles pour initier de nouveaux tas.

Cette étude a montré que ce processus possède les principales caractéristiques de ces modèles de réaction-diffusion, à savoir compétition entre modes, brisure de symétrie et émergence d’une longueur d’onde caractéristique entre les agrégats formés par les fourmis. Les résultats d’un modèle mathématique incorporant les caractéristiques des comportements individuels des fourmis sont similaires aux résultats expérimentaux. Ainsi pour des conditions initiales et de densité identiques, les dynamiques spatio-temporelles d’agrégation obtenues dans le modèle et dans l’expérience sont similaires. De même les distributions des distances inter-tas obtenues dans le modèle sont similaires à celles obtenues expérimentalement. D’autre part, les prédictions du modèle ont été vérifiées expérimentalement.

Ce travail démontre pour la première fois l’existence de processus de morphogenèse reposant sur un mécanisme d’activation locale et d’inhibition à longue portée en biologie chez des organismes supérieurs et montre que les insectes sociaux peuvent utiliser ce types d’instabilités pour construire leur nid et produire tout un ensemble de structures spatiales. Ces résultats conduisent également à poser un nouveau regard sur la cognition animale et en particulier sur les capacités cognitives individuelles nécessaires pour produire des structures aussi complexes qu’un nid ou un réseau de communication . Ce travail suggère également que de nombreuses structures spatiales produites par les insectes sociaux mettent en jeu des procédures similaires à celles formulées par Alan Turing, il y a cinquante ans, pour expliquer la morphogénèse à l’origine de la formation des motifs sur les pelages des tigres, zèbres et autres girafes.


Références :
Theraulaz, G., Bonabeau, E., Nicolis, S., Solé, R.V., Fourcassié, V., Blanco, S., Fournier, R., Joly, J.L., Fernandez, P., Grimal, A., Dalle, P., & Deneubourg , J.L. 2002. Spatial Patterns in Ant Colonies. Proceedings of The National Academy of Sciences USA – 11 juillet 2002.


Contact chercheur
Guy Theraulaz,
Laboratoire d'éthologie et cognition animale (CNRS-Université Paul Sabatier, Toulouse)
Tél : 05.61.55.67.32.
Mél : theraula@cict.fr