Embouteillages, cohues : sages comme des fourmis
ENTRETIEN. Une foule est-elle
aussi subtile qu'une colonie d'insectes ? L'éthologue Guy Theraulaz compare
l'intelligence collective de l'homme et l'animal. Propos recueillis par Marion
Cocquet
Le Point. Publié le 13/12/2019. Lien
Les moutons ne méritent pas le mépris dont l'homme les couvre. Pas plus que les fourmis, pas plus que les poissons. Chez les insectes sociaux comme chez les animaux grégaires, des règles extrêmement sophistiquées régissent les interactions entre individus, qui permettent un fonctionnement harmonieux du groupe. L'homme peut-il tirer des leçons de ces processus d'organisation spontanée ? Et les foules elles-mêmes sont-elles si éloignées des bancs de sardines ou des nuées d'oiseaux ? Guy Theraulaz, directeur de recherche au CNRS, travaille au Centre de recherches sur la cognition animale à Toulouse. Spécialiste des comportements collectifs des sociétés animales et humaines, il nous éclaire sur la façon dont les groupes s'auto-organisent… avec plus ou moins de succès.
Le Point : Des boulevards embouteillés, des bousculades sur les quais de métro… Quelle analyse l'éthologue que vous êtes fait-il des circulations erratiques que connaissent les grandes villes par temps de grève ?
Guy Theraulaz : L'impact de la densité sur les comportements collectifs est étudié depuis longtemps, qu'il s'agisse de foules humaines, d'insectes sociaux ou de certaines espèces d'oiseaux ou de poissons qui vivent en groupe. Avec une constante : ce qui régit les dynamiques collectives, ce sont les interactions entre les individus. Celles-ci résultent des réactions des individus aux comportements d'autres congénères situés dans leur voisinage, et aux traces que ceux-ci laissent dans l'environnement. Rappelons par ailleurs que les forces auxquelles les individus sont confrontés dépendent de leur taille. Les fourmis, par exemple, ne vivent pas dans le même monde que nous : elles subissent peu l'effet de la gravité, mais sont sensibles à d'autres forces qui n'ont pas d'influence sur l'homme, comme les forces électrostatiques, et leurs comportements collectifs sont en grande partie guidés par des phéromones qu'elles déposent sur le sol.
L'analogie est néanmoins possible entre une foule humaine et une colonie de fourmis ?
Il serait plus pertinent de comparer les mouvements de foules aux déplacements collectifs observés dans les bancs de poissons ou les nuées d'oiseaux, dans lesquels sont préservées des distances qui permettent aux individus d'éviter d'entrer en collision tout en suivant exactement les mouvements de ceux qui les entourent. Ce qui ne se produit évidemment pas dans une foule humaine… Il faut dire que, là encore, les oiseaux n'ont pas la même perception de l'espace que nous : à l'inverse de l'homme, ils ont une meilleure appréhension de ce qui se passe sur les côtés que de ce qui se passe à l'avant. Et on ne trouvera jamais chez eux des densités aussi importantes que celles que l'on peut rencontrer dans les sociétés humaines. L'analyse des vidéos de grands rassemblements, comme lors du pèlerinage annuel de La Mecque, a mis en évidence des phénomènes de seuil de densité très nets qui déterminent des formes de comportement collectif très différentes. À partir de quatre piétons par mètre carré, le déplacement de la foule perd sa fluidité pour laisser place à des vagues successives de mouvements vers l'avant qui sont entrecoupées par des phases durant lesquelles le mouvement s'arrête. Cet effet appelé « stop-and-go » est bien connu des experts du trafic automobile et il s'explique très simplement. De petites perturbations locales de la vitesse de déplacement des piétons vont être amplifiées et entraîner un ralentissement global qui se propage dans le sens opposé au flux. Quand on dépasse sept piétons par mètre carré naissent des phénomènes de turbulence dangereux, où les individus perdent la maîtrise de leur propre mouvement et où la foule tend à se comporter comme un fluide. On voit alors apparaître des zones dans lesquelles les piétons avancent et reculent dans toutes les directions de manière chaotique. Ces phénomènes peuvent déséquilibrer certains piétons, entraîner leur chute et leur piétinement par la foule. Avec des conséquences parfois tragiques, comme lors de la Love Parade de Duisbourg, en 2010, au cours de laquelle 21 personnes sont décédées et plus de 500 autres ont été blessées.
On a vu les Franciliens bouder tous ensemble la voiture au premier jour de grève, puis tâcher d'anticiper les embouteillages avec pour seul résultat de créer des bouchons avant l'heure de pointe… N'échappe-t-on jamais au troupeau ?
L'homme est un animal social, chez qui existent de nombreux comportements collectifs reposant sur l'amplification d'informations et sur des effets mimétiques. Ces phénomènes tendent à se renforcer du fait de la concentration des populations dans les zones urbaines. En 1950, seulement 30 % de la population mondiale vivait dans des villes. Aujourd'hui, c'est 55 % et on estime que ce sera 68 % d'ici 2050. Dans le même temps, les interactions se sont multipliées grâce aux nouveaux médias, qui amplifient ces comportements mimétiques. Ceux-ci ont sans doute eu un rôle adaptatif précieux au cours de l'évolution. Chez certains animaux grégaires, ils permettent ainsi un fonctionnement coordonné du groupe. Dans un troupeau de moutons, par exemple, on observe que la façon dont les individus s'imitent les uns les autres permet de maximiser l'espace de pâture tout en minimisant le temps nécessaire pour se regrouper en cas de danger. L'homme est encore loin de cette faculté d'adaptation ! Dans le cas dont vous parlez, le problème résulte du fait que chacun réagit à ce qu'il suppose être le comportement des autres et suit donc la même règle, faute d'une information en temps réel qui permettrait d'introduire une certaine variabilité dans les réponses. Cette variabilité est au contraire très présente chez les insectes : ainsi chez les bourdons, quand il s'agit de ventiler pour thermoréguler un nid, chaque individu réagit à une température différente, ce qui permet d'éviter que tous aient le même comportement au même moment. Il faudrait imaginer des outils qui permettent de donner des informations à la collectivité de façon à ce que chacun puisse construire sa propre réponse, tout en permettant à l'ensemble de coordonner ses activités de manière plus efficace. Il en existe déjà quelques-uns, on pense par exemple à des applications comme TripAdvisor, où l'on peut exploiter les avis et les choix d'autres clients pour prendre ses propres décisions… Sauf que le type d'information qui est délivré ne reflète pas forcément la valeur intrinsèque du produit ou du service ; il y a souvent des biais d'échantillonnage, avec une minorité active qui fabrique la majorité des évaluations. Sans compter les fausses informations, parfois difficiles à déceler !
Comment les insectes que vous observez réagissent-ils, eux, à la densité ?
Chez les fourmis, la perception de la densité dépend de la fréquence des contacts entre les individus. Dans le nid, si le taux de contacts dépasse une certaine valeur, certaines ouvrières se mettent à creuser afin d'accroître l'espace disponible. Sur les pistes, en outre, les individus échangent des informations sur la qualité de la source de nourriture, comme la concentration en sucre s'il s'agit d'eau sucrée… En fonction de ces informations, certains individus renoncent à suivre le mouvement. On observe la même chose chez les abeilles : pour une même concentration d'eau sucrée, certaines ouvrières exécuteront une danse de recrutement frénétique, d'autres non. En somme, il existe des interactions entre individus très sophistiquées qui permettent de coordonner l'activité collective de la colonie. Ces processus d'auto-organisation spontanée peuvent d'ailleurs aussi être observés chez l'homme. Dans une foule, par exemple, chaque individu va avoir tendance à la fois à se diriger vers les espaces libres, et à suivre la personne qui la précède : des files se forment ainsi spontanément. Tout notre travail consiste à comprendre ces interactions, à les mesurer, à observer comment elles affectent les individus et enfin à les modéliser. Nous cherchons ainsi à comprendre comment certaines formes d'intelligence collective peuvent naître d'échanges pourtant très circonscrits entre les individus d'un groupe.
On est revenu, en tout cas, de la thèse que développait Gustave Le Bon dans sa Psychologie des foules, l'idée d'un groupe où les individus viennent se fondre en abdiquant toute rationalité ?
En effet ! L'anthropologue Francis Galton parlait, tout au contraire, d'une « sagesse des foules ». Il l'observait à son époque, le début du XXe siècle, dans des foires où l'on demandait à un groupe d'estimer le poids d'un bœuf : l'estimation collective résultant de l'agrégation des estimations individuelles était étonnamment proche du poids réel. Mais la foule est encore bien plus complexe qu'il ne semble. Il existe en effet une grande diversité dans la sensibilité des sujets qui la composent à l'information sociale. On a pu identifier cinq principaux profils de réponse : un individu peut suivre l'opinion du groupe, l'amplifier, la contredire, faire un compromis entre l'opinion du groupe et la sienne, ou conserver sa propre opinion. Et ces cinq types de réactions se retrouvent en proportions similaires où qu'on les étudie, en France et au Japon par exemple. Il est tout à fait possible d'en tirer des modèles mathématiques qui permettent de prédire la réaction d'un groupe. On a pu notamment montrer que l'échange d'information sociale entre des individus d'un groupe permet d'accroître collectivement leur performance et la précision de leurs estimations. De même que l'on peut maintenant, grâce à d'autres modèles, prédire le comportement d'une foule qui se déplace.