Nous sommes en 1951-1952. Après ma licence de Sciences Naturelles, préparée à la Sorbonne à Paris, Je décide de prolonger d’un an mes études et de suivre le certificat de Biologie Générale. J’aime la biologie depuis toujours et je cherche à aller plus avant dans cette discipline.
Au Laboratoire d’Evolution des Etres organisés,
105 Bd Raspail 75006 Paris, Pierre
Paul Grassé règne en souverain. Il enseigne de manière
très vivante et stimulante pour les jeunes : « la biologie en est
aux balbutiements ». Stupeur et espoir : il reste peut-être quelque
chose à faire par là. Vers la fin de l’année scolaire,
il se rend en personne en salle de travaux pratiques et questionne les étudiants
: « Y en a-t-il parmi vous qui s’intéressent à la
recherche ? » Je lève une main timide. Il me convoque pour un entretien.
Je lui dis mon intérêt pour les insectes sociaux et aussitôt
il me propose un thème de recherche : les halictes. Heureusement, j’ai
lu les Souvenirs Entomologiques de J.H. Fabre : cela me permet de ne pas être
muette dans le dialogue. Il est persuasif : « Vous jouerez sur le velours
» (un velours qui s’est parfois montré plutôt rêche
!) Le programme : passer le certificat de Biologie Générale en
juin, faire un stage d’un mois en septembre à la Station Biologique
des Eyzies pour récolter le maximum d’espèces d’halictes
et tâcher de les déterminer ; passer l’hiver au Laboratoire
d’Evolution pour apprendre les diverses techniques : histologie, coloration,
dissection et contacter, au Muséum, les systématiciens ; repartir
aux Eyzies pendant toute la belle saison, de mars à septembre. Et cela,
court hiver à Paris et long été aux Eyzies, pendant le
nombre d’années nécessaires à l’achèvement
du travail. Je donne mon accord. Je suis embauchée. P.P.G. me promet
un poste de stagiaire de recherche au bout d’une année de recherche
+ une publication sur la faune d’halictes récoltée en septembre.
Tout se passe comme prévu. J’entre au C.N.R.S. en octobre 1953
et j’y reste jusqu’à ma retraite (1995).
En été, j’observe les halictes dans la nature,
je déterre des nids, je dissèque des femelles, je fais des essais
d’élevage.
Le 8 mai 1954, Pierre Maillet, le régisseur de la Station Biologique
des Eyzies, au retour d’une inspection de ses vignes, aperçoit
sur le bord d’un chemin un ensemble important de cheminées en terre
dans lesquelles s’introduisent de nombreuses petites abeilles chargées
de pollen. Je vais sur place et reste émerveillée par le spectacle.
Une multitude de cheminées de terre de hauteurs diverses : les plus hautes
atteignent 6cm, 5. Elles couvrent le bas-côté d’un chemin
en pente longeant un coteau sur une longueur d’une centaine de mètres.
C’est la période d’approvisionnement des nids et l’activité
est intense. Je vois qu’il s’agit d’halictes (elles sont faciles
à reconnaître car elles portent toutes un court sillon longitudinal,
que nous appelons entre nous le microsillon, à l’extrémité
dorsale de l’abdomen).
Je parviens à déterminer l’espèce après pas
mal d’efforts grâce à une clef de P. Blüthgen traduite
en Espagnol. Il s’agit de Halictus marginatus Brullé renommé,
plus tard, Evylaeus marginatus (Brullé).
Désormais, je suis de très près cette bourgade
qui m’intrigue et lui consacre une grande partie de mon temps. Normalement,
à cette saison, chaque fondatrice d’halicte creuse et approvisionne
son propre nid en pollen. Les nids polygynes sont rares. Ici, un même
nid semble contenir plusieurs dizaines de pourvoyeuses. J’en capture quelques-unes
à l’entrée d’un même nid et les dissèque.
Elles sont pourvues d’une spermathèque vide de grande dimension,
3 fois plus volumineuse que celle de H. malachurus qui est sociale,
et leurs ovaires ne sont aucunement développés. Ouvrières
alors ? Mais en début de cycle annuel, cela n’est guère
vraisemblable.
Autre énigme : après environ un mois d’approvisionnement
en pollen, les nids se ferment tous, petits et grands et plus aucune femelle
n’est visible au dehors. Les cheminées sont peu à peu détruites
par les intempéries et il ne subsiste que quelques vagues vestiges des
plus élevées. La bourgade semble endormie. Et quatre mois se passent
ainsi dans le silence le plus complet.
P.P.G. se passionne pour cette espèce et me demande de le tenir au courant
de ce que je découvre. Ce long silence de quatre mois l’énerve.
Il est fâché, atteint dans sa fierté masculine : où
sont donc les mâles ? Je suis priée de les trouver au plus vite
!
Je déterre quelques nids pendant cette période et je n’y
découvre que des femelles adultes et du couvain qui ne produit que des
femelles : jusqu’à 130 dans le nid le plus important. Pourtant,
je repère, parmi les quelques femelles adultes présentes dans
un nid de deuxième année, une femelle de même taille que
les autres mais dont les ailes sont usées et légèrement
jaunies. C’est la reine, qui a donc déjà vécu au
moins un an : ses ovaires sont développés, elle est fécondée
et produit du couvain uniquement femelle. Elle a déjà produit
l’an dernier les adultes femelles qui approvisionnaient le nid cette année
et s’apprête à produire une quantité plus élevée
de femelles qui approvisionneront le nid l’an prochain. Vierges et non
pondeuses : ce sont des ouvrières fonctionnelles.
Je viens de dire : je déterre quelques nids… En fait, ce déterrage
c’est toute une affaire. Deux gros bras (les garçons de laboratoire)
sont mobilisés. Ils isolent, à l’aide de pics et de pioches,
une grosse motte de terre contenant le nid, profonde d’environ 60 centimètres
et large de 30 centimètres qui peut peser jusqu’à 80 kilos.
On la pose sur un brancard et on la rapporte au laboratoire dans la Prairie
Renaud. On la dépose sur une table. Je la débite au couteau par
tranches verticales successives. A chaque nouveau déterrage, nous allons
tous, à midi, prendre l’apéritif au bistro d’en face.
C’est rituel.
La reine, présente et unique dans chaque nid, est donc reconnaissable à l’état de ses ailes qui trahit son âge : dans un nid de deuxième année, elle a un an de plus que ses filles. Elle se consacre à la ponte et mène désormais une vie de recluse. Elle ne peut plus voler. Je la jette en l’air : elle retombe lourdement sur le dos. Dans un nid de dernière année, on la reconnaît facilement à ses ailes très jaunies et abîmées.
Je poursuis obstinément mes visites quotidiennes à la bourgade qui semble endormie. A la mi-septembre, un premier orifice apparaît à l’emplacement d’un nid dont la cheminée d’entrée était très élevée (les nids ont tous été recensés et portent des étiquettes métalliques d’identification). Je vois apparaître de longues antennes ….. c’est un mâle qui sort en marchant, puis d’autres le suivent. Hurrah! D’autres orifices apparaissent, toujours à l’emplacement d’anciennes cheminées élevées, et des mâles sortent en grand nombre : ils marchent, repèrent leur nid, se mettent à voler, exécutent des vols d’orientation, s’alimentent sur des fleurs trouvées dans le voisinage, explorent la bourgade et descendent dans les autres nids ouverts à la même saison : ils fécondent les femelles à l’intérieur de leur nid, fait extrêmement rare chez les Halictes. Car des femelles sont produites en même temps qu’eux mais ne se montrent pas l’année de leur naissance. Les mâles volent seuls jusque vers le 15 novembre, au plus tard, puis ils meurent. Les nids se ferment. Les femelles fécondées restent dans le nid natal et vont passer l’hiver en diapause sans s’être préalablement nourries. J’ai dénombré jusqu’à 411 mâles + femelles dans un nid de dernière année. Dans un même nid, les mâles sont plus nombreux que les femelles.
La bourgade montre donc annuellement deux périodes d’activité : de la fin de mars à la mi-mai : c’est la sortie des femelles, à l’automne, c’est la sortie des mâles. Ces périodes sont entrecoupées par une période de quatre mois pendant laquelle la bourgade ne manifeste, à l’extérieur, aucun signe de vie. Les deux sexes ne volent jamais simultanément.
Je téléphone donc à P.P.G. pour lui annoncer que j’ai découvert les mâles et qu’ils volent en grand nombre. Soulagement. Ce n’est pas trop tôt ! J’ajoute qu’ils sentent très bon : serrés entre deux doigts, ils émettent une substance odorante qui rappelle le géraniol.
Petit à petit, tout s’éclaire. Le cycle
biologique de cette espèce n’est pas annuel mais s’étend
sur 5 ou 6 années. La reine, unique pour chaque nid, a une longévité
égale à celle de l’abeille domestique. Au printemps suivant
son éclosion, chaque femelle fécondée par les mâles
issus des nids ouverts à l’automne, fonde un nid nouveau généralement
proche de son nid d’origine. Il contient peu de cellules (2 à 6)
et apparaît comme un simple trou entouré de peu de déblais.
2 à 6 ouvrières vont éclore, subir une diapause hivernale
(fait insolite) et vont approvisionner, la deuxième année, 6 à
18 cellules dans lesquelles la reine va pondre et produire ainsi 6 à
18 ouvrières. Et ainsi de suite. Un nid de troisième année
va produire 18 à 54 ouvrières, un nid de quatrième année
54 à 162 ouvrières ; un nid de cinquième année,
soit 162 à 486 ouvrières, soit 162 à 486 mâles +
femelles qui sont fécondées puis hivernent en commun ; un nid
de sixième année produira théoriquement 486 à 1458
mâles + femelles qui sont fécondées puis hivernent en commun,
et la boucle est bouclée, chaque femelle fécondée devenant
la fondatrice d’une nouvelle société.
La population d’une société croît donc d’année
en année selon une progression géométrique de raison n=3,
la base de cette progression étant le nombre de cellules du nid de première
année, soit 2 à 6.
Je me pose la question suivante : les castes existent elles
chez Halictus marginatus ? Les femelles naissent morphologiquement
et physiologiquement semblables et ne se différencient, fonctionnellement,
que par la suite. C’est un cas d’épigenèse tardive.
Dans cette différenciation, la fécondation semble jouer un rôle
déterminant. En août 1958, je réalise l’expérience
suivante : 13 femelles (futures ouvrières) sont retirées de leur
nid A (nid de 3ème année) et marquées. Je les introduis
le 6 octobre dans le nid B, nid de dernière année ouvert d’où
s’échappent des mâles. Elles restent là tout l’hiver
en compagnie des jeunes reines. Au printemps 1959, les 13 femelles marquées
déploient un comportement typique de fondatrices ; l’une d’entre
elles, point rouge à l’abdomen, creuse un nid C, à un mètre
de B, sous mes yeux. Elle l’approvisionne en pollen. L’année
suivante, le 12 avril 1960, je déterre le nid C et j’y découvre
la femelle point rouge devenue reine, fécondée et féconde
et ses 4 filles qui sont des ouvrières.
Cela se passe 28 jours avant la soutenance de ma thèse.
De plus, l’inhibition exercée par la reine sur ses filles empêcherait
le développement de leurs ovaires. Ce fait est confirmé lors de
l’examen, en juillet 1956, d’un nid âgé qui se trouve,
par hasard, être orphelin. Sur les 77 ouvrières présentes,
12 ont des ovaires très longs portant de nombreux œufs mûrs,
25 ont des ovaires un peu développés et 40 ont des ovaires à
l’état de repos, courts et non développés. Les ouvrières
sont donc capables, tout comme les reines, de subir un accroissement rapide
et complet de leurs ovaires et de devenir pondeuses le cas échéant.
Halictus marginatus représente un nouveau type de société d’insecte. C’est un original. Ses sociétés sont, parmi les Halictes, les plus riches en individus (jusqu’à 590). C’est la seule espèce qui ne ferme pas ses cellules après la ponte, assurant un contact permanent entre adulte (s) et couvain. La fécondation a lieu à l’intérieur des nids. Les ouvrières, comme les reines, entrent en diapause peu de temps après leur éclosion sans s’être préalablement nourries. La reine est fécondée dans le nid natal, par plusieurs mâles mais pendant une période unique dans sa vie. Grâce à la taille de sa spermathèque, elle pourra féconder ses œufs pendant 5 ou 6 années consécutives. Mais elle perd, dès la deuxième année, la faculté de voler et se consacre à la ponte menant dorénavant une vie entièrement souterraine. Mâles et femelles se ressemblent beaucoup : c’est rare.
Je soutiens ma thèse le 10 mars 1960. Un film est projeté ce jour- là, réalisé par André Steiner (il travaille aux Eyzies sur un Sphégide : Liris nigra). Halictus marginatus y évolue sur fond de musique de Mozart (concerto pour flûte et harpe) ; deux voix se font entendre en alternance : Luc est le récitant, je raconte la biologie de l’espèce. On voit la bourgade dans tous ses états, les prés fleuris sur lesquels les femelles se nourrissent et font provision de pollen. La vue sur l’intérieur du nid est réalisée au laboratoire.
Je pense que la bourgade en question existe toujours. Elle est installée au lieu-dit Le Vilajou, à 9 km par la route de la Station Biologique des Eyzies, à proximité du village de Campagne. C’est tout près et d’accès facile. Nous sommes retournés la voir à plusieurs reprises et, pour la dernière fois, en 2005. Elle se portait bien et s’était même un peu étendue. J’avais cherché activement dans la région une autre bourgade pour y faire éventuellement des prélèvements de nids moins destructeurs pour mon biotope, mais en vain.
Je conclurai donc en laissant la parole à P.P.G. : «
La chance passe parfois à portée de notre main, mais il faut savoir
la saisir ».