CHRISTIAN PEETERS
Paris Match 5 juillet 2001
"Pour se repérer en plein désert, elles lisent dans le ciel les lignes de lumière invisibles à l'oeil humain" Recueilli par Jean-Pierre Vrignaud (pdf original)
Depuis vingt ans, ce chercheur étudie les fourmis. Il nous a reçus dans son labo, où il cohabite avec 5 000 d'entre elles.
C'est lui le roi des fourmis. Christian Peeters, 45 ans, est « myrmécologue » à plein-temps depuis plus de vingt ans. Chercheur au C.n.r.s., il travaille au laboratoire d'écologie de l'université Paris VI. Ce n'est pas un job ordinaire. Au moins deux fois par an, le scientifique se transforme en chasseur, pour aller faire le plein de fourmis sur le terrain. Brésil, Panama, Kenya, Namibie, Indonésie, Inde, Australie, ses safaris valent bien ceux des chasseurs de buffles. A la différence que ce spécialiste doit rapporter ses proies vivantes pour les étudier ensuite dans son antre de l'université de Jussieu. Lorsque le photographe Patrick Landmann lui a rapporté de Mauritanie une colonie complète de Cataglyphis Bombycina, la fourmi argentée des sables, il ne s'est pas fait prier pour lui trouver une petite place parmi les 25 nids dont il scrute la vie au jour le jour. Christian Peeters nous a reçus dans la petite pièce où il cohabite heureux avec quelque 5 000 fourmis.
Paris Match. Comment se portent les fourmis
argentées de Patrick Landmann ?
Christian Peeters. Voyez vous-même : elles vivent ici
maintenant. Je les ai installées, comme les autres, dans un nid en plâtre
avec un plafond transparent. Là, on voit bien la différence entre
les individus : les ouvrières minors, les majors, qui sont plus grosses,
les énormes soldats et, ici, regardez, c'est la reine, un peu plus petite
que les soldats mais dépourvue de leurs grosses mandibules. Vous savez,
elle continue à pondre [N.d.r.: une reine ne s'accouple qu'une fois et
utilise ensuite pendant toute sa vie la réserve de sperme qu'elle s'est
constituée] et la fourmilière poursuit sa vie presque comme dans
le désert. C'est la première fois que je rencontre cette espèce.
Je connaissais une Cataglyphis qui vit en France, mais je n'avais jamais vu
cette soie argentée qui recouvre leur corps et les protège du
soleil saharien. Je les ai bien observées au microscope électronique
et c'est très étonnant, les poils ne sont pas répartis
uniformément sur le corps comme dans les autres espèces. Il y
a des bandes dépourvues de poils qui alternent avec d'autres bandes où
l'implantation est très dense, c'est ce qui donne l'effet visuel argenté.
C'est un phénomène d'adaptation génétique très
intéressant, qui a dû prendre des centaines de milliers, voire
des millions d'années. La fourmi du désert est aussi exceptionnelle
à un autre titre : elle est en effet capable de s'orienter dans un univers
quasi uniforme. Dans le Sahara, aucune végétation ne peut évidemment
lui servir de repère ; de même, sur le sable, ses phéromones
[N.d.r. : les odeurs qu'elle produit pour communiquer] ne tiennent pas, du fait
de la chaleur et du vent. Face à ces contraintes, elle utilise, pour
se diriger, sa faculté de « lire » dans les «lignes»
de lumière polarisée, lignes qui sont totalement invisibles à
l'oeil humain"... Un autre éIément surprenant est la présence
de ces fourmis soldats qui n'existent pas chez la Cataglyphis
française. A quoi peuvent-elles bien servir? Contre quels prédateurs
doivent-elles ou ont-elles dû se défendre ? C'est un mystère
qui mériterait d'étre étudié.
P.M. Certaines des fourmis que vous étudiez
sont beaucoup plus grosses que les Cataglyphis...
C.P. Elles, ce sont des fourmis primitives, mon vrai sujet
de prédilection. J'ai rapporté celles-ci d'Afrique du Sud. Ce
sont des Streblognathus aethiopicus. Elles vivent en petites communautés
dans les régions tropicales et possèdent une caractéristique
tout à fait inhabituelle dans le monde des fourmis : elles n'ont pas
de reine différenciée. Il faut savoir que chez les fourmis évoluées,
qui représentent la grande majorité des espèces, les larves
se transforment, selon la façon dont elles sont nourries, en ouvrières,
en soldats ou en reines. Chez mes Streblognathus aethiopicus, ça ne se
passe pas du tout comme ça. Après leur naissance, elles commencent
toutes par être des ouvrières. Alors qu'elles sont encore jeunes,
elles s'affrontent physiquement jusqu'à ce qu'une
hiérarchie s'établisse. L'individu dominant, et lui seul, va s'accoupler
et monopoliser la ponte, alors que ses subordonnées restent stériles
et prennent en charge les tâches indispensables à la survie du
groupe. Quand un individu est numéro un, il occupe le poste de reine
de manière incontestée, tandis que les luttes continuent pour
les places de numéros deux, trois, etc. Quand la reine meurt, c'est le
challenger le mieux placé à ce moment-là qui la remplace.
C'est ainsi que certains ont pu qualifier ce type d'organisation de société
méritocratique...
P.M. Mais comment faites-vous pour étudier
le comportement individuel de vos fourmis, alors qu'elles se ressemblent toutes
?
C.P. Regardez-les de plus près ! Vous voyez ces pastilles
colorées qu'elles portent sur le dos? Eh bien, ce sont des dossards numérotés
que mes étudiants ont fixés un à un sur le dos des fourmis
avec de la colle forte. Ainsi nous pouvons suivre l'activité de chacune
d'elles... Sur des fourmis plus petites, lorsqu'il est impossible d'installer
ces pastilles, on fait des taches de peinture de différentes couleurs
sur les différentes parties du corps : les
combinaisons obtenues permetent là encore une identification individuelle.
P.M. Que cherchez-vous à découvrir
en enregistrant ainsi le quotidien d'un nid de fourmis?
C.P. Ce qui nous intéresse aujourd'hui, chez les Streblognathus
aethiopicus, c'est la façon dont l'ouvrière devenue reine va tout
d'un coup se mettre à produire les nouvelles phéromones qui lui
permettront d'être reconnue comme reine au sein du nid. Pour bien étudier
le phénomène, nous enlevons donc la reine, nous observons et filmons
le processus de succession, puis nous utilisons un « nez électtronique
» pour suivre les modifications dans l'émission des phéromones.
A la fin d'une étude, nous disséquons également toutes
les fourmis de la communauté pour savoir si leurs ovaires peuvent ou
non produire des oeufs. A cette étape, on touche à une autre question
sur laquelle nous allons bientôt publier dans des revues scientifiques
: comment se déclenche, chez l'individu dominant accédant au rang
de reine, la production d'hormones qui le rendent capable de pondre quand toutes
les autres ouvrières restent stériles...
P.M. Vous parlez de fourmis primitives et de
fourmis évoluées. Ces dernières seraient-elles plus performantes
?
C.P. En un sens, oui. La reine d'une communauté de fourmis
primitives reste peu différente d'une ouvrière ordinaire. Elle
ne vit pas très longtemps - deux ans maximum - et elle n'est pas capable
de produire beaucoup d'oeufs - seulement un ou deux par jour. Le nid dépassera
rarement la centaine d'individus. Chez des fourmis évoluées, la
reine, dont la morphologie est plus adaptée, va pondre des milliers,
des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers d'oeufs, et elle va
vivre beaucoup plus longtemps, cinq ans ou même vingt ans chez la fourmi
champignonniste. La conséquence, c'est un nid plus grand, plus peuplé,
capable de se procurer davantage de ressources, et donc, au final, plus apte
à la survie. Les espèces primitives de fourmis sans reine ne représentent
d'ailleurs que 1% des 15 000 espèces de fourmis.
P.M. Parmi les insectes, les fourmis suscitent
un intérêt particulier chez les hommes, le succès des best-sellers
de Bernard Werber en témoigne. Comment expliquez-vous cela?
C.P. Sans doute parce que, comme nous, elles vivent dans des
sociétés très organisées. Cependant, on ne poussera
pas la comparaison beaucoup plus loin, car, à la différence des
hommes, les communautés de fourmis sont composées presque exclusivement
d'individus semblables. A propos des livres de Bernard Werber, je regrette seulement
qu'il ait autant mélangé la réalité scientifique
à l'invention. A aucun moment le lecteur ne peut donc savoir si ce qu'il
apprend des fourmis est vrai. Pour revenir à votre question, je songe
à un autre élément qui rapproche l'homme de la fourmi :
ils ont sensiblement la même biomasse. En d'autres ternies, le poids de
toutes les fourmis réunies est equivalent à celui de l'humanité
dans son ensemble...