La femelle dominante marque ses rivales et les fait torturer.
La Dinoponera, fourmi sadique

Par Sylvie BRIET (Libération, jeudi 12 septembre 2002)

Tels de vrais chefs de gang sans pitié, certaines fourmis marquent leur rival avec un produit chimique qu'elles émettent pour le faire ensuite éliminer par leurs subordonnées. Elles utilisent cette stratégie pour maintenir leur rôle de reproduction et s'assurer une descendance. En étudiant longuement au Brésil le comportement d'une espèce locale, Dinoponera quadriceps, Thibaud Monnin, biologiste dans une unité mixte CNRS-université de Jussieu, a découvert ces moeurs particulières (1).

Dinoponera quadriceps, la fourmi terrible, est une des plus grosses qui existent avec ses 3 centimètres de long. Cette espèce, contrairement à beaucoup d'autres, ne possède plus de reines. Potentiellement, toutes les fourmis femelles peuvent se reproduire. Dans la réalité, une seule femelle par colonie, dite femelle alpha, sorte de femelle dominante, se reproduit. La hiérarchie est linéaire chez ces fourmis, derrière Alpha se trouve Bêta, puis Gamma, puis toutes les autres dominées. Lorsque Alpha se sent menacée dans son rôle de reproductrice par une autre, alors là, pas de pitié, elle la fait éliminer du jeu.

Morsures. Pour cela, elle s'approche de sa concurrente, courbe l'abdomen et frotte son aiguillon contre elle tout en éjectant une phéromone, une substance chimique. Alpha peut s'en retourner tranquille vaquer à ses occupations. La femelle marquée n'a plus aucune chance : les ouvrières, alertées par la substance, s'approchent d'elle, la mordent, lui saisissent pattes ou antenne et l'immobilisent. Cette «punition» peut durer une demi-heure ou plusieurs jours, car les tortionnaires se relaient. A l'issue de l'épreuve, Bêta est rarement tuée mais, si elle s'en remet physiquement, elle ne retrouve pas son rang de challenger et rétrograde à environ la quinzième place dans la hiérarchie. Alpha a sauvé son statut de reproductrice, ce qu'elle cherche à garder le plus longtemps possible.

Car chez cette espèce primitive, le temps est compté : les colonies sont petites (80 individus environ), la moyenne de vie ne dépasse pas deux ou trois ans et Alpha ne vit qu'un ou deux ans durant lesquels elle pond deux ou trois oeufs par jour. Elle ne s'accouple qu'une fois dans sa vie. Un unique acte sexuel cruel et ultra-rentable. Le mâle, qui ne peut se dégager, meurt, l'abdomen sectionné par sa partenaire. Alpha, elle, peut dorénavant se passer de géniteur, puisqu'elle va stocker dans une poche les spermatozoïdes vivants. Enfin, Alpha, qui a fait éliminer ses dauphines trop entreprenantes, subit le même sort, en plus implacable, lorsqu'elle vieillit et devient moins fertile. Elle émet des phéromones qui produisent l'effet inverse : les ouvrières se jettent sur elle et l'immobilisent pendant quelques jours durant lesquels elle ne peut se nourrir.

Signal. Lorsque les ouvrières la relâchent enfin, elle meurt peu après, trop affaiblie pour survivre. «On peut penser que les produits chimiques émis sont un signal honnête de fertilité», explique Thibaud Monnin. Honnête et sans pitié.(1) Nature du 5 septembre.