Interview Pauline Lenancker  

Alain Lenoir Mis à jour 14-Fév-2023     

Interview Pauline Lenancker (14 février 2023)

Quel a été ton parcours ?
Mon parcours a commencé par une erreur, heureusement vite corrigée. Après le lycée, j’ai étudié un an dans un Institut d’Études Politiques qui promettait un parcours international qui m’attirait beaucoup. En 2009, après un an à m’ennuyer profondément, je me suis réorientée vers une licence de biologie à l’Université de Rennes 1. Ce petit détour par les Sciences Politiques fut tout de même bien utile car il m’a permis de rencontrer mon futur mari lors d’un job d’été et de finir de me convaincre que l’étude de la biologie était une vocation et qu’y renoncer serait un trop grand sacrifice.
Pendant la licence, j’ai pu assouvir mon envie de voyage en partant étudier un semestre à l’université de Cork, en Irlande. Malgré l’accent Irlandais difficilement compréhensible de mes professeurs, j’ai pu découvrir des sujets de biologie et d’écologie très poussés dans des conditions idylliques (pensez Poudlard avec moins de balais et plus de sorties de terrains). J’ai notamment suivi une UE absolument phénoménale sur les espèces invasives qui m’a aidée à préciser mon futur projet professionnel : la recherche sur les invasions biologiques.
De retour en France, j’ai emménagé à Paris pour suivre un Master Écologie, Biodiversité et Évolution au Muséum d’Histoire Naturelle. Une occasion formidable d’étudier dans un cadre fabuleux avec des camarades de promotion tous passionnés par l’étude de la biologie et de l’écologie. Pour mon premier stage, j’ai étudié les sites de nidification d’une espèce de perruche invasive aux abords de Paris. J’aimais beaucoup observer les oiseaux mais les étudier dans le cadre des invasions biologiques était contraignant dû aux réticences des pouvoirs publics à accepter qu’une espèce charismatique (c’est-à-dire colorée et qui mange dans la main) puisse nuire à la faune locale. Pour mon deuxième stage de recherche, j’avais dans l’idée de partir dans un pays à la pointe de la recherche sur les invasions biologiques et d’étudier un taxon qui ne serait pas aussi polémique que les jolies perruches.
Ce sera donc l’Australie pour étudier la génétique des populations des fourmis de feu tropicale (Solenopsis geminata) avec des chercheurs du CSIRO (l’équivalent australien du CNRS). Une partie du stage s’est déroulée à Darwin, sur la pointe nord sauvage de l’Australie où j’ai pu collecter des fourmis de feu à la piqûre douloureuse. De retour à la grisaille parisienne, je ne cessais de penser à la sauvage Darwin et ses grands espaces préservés, ses crocodiles mangeurs d’hommes, ses oiseaux multicolores (natifs ceux-là !) et surtout sa biodiversité inégalée qui est menacée par les fourmis invasives.
J’ai alors travaillé pendant un an afin d’économiser et de monter des dossiers de bourse. En 2015 j’ai obtenu une bourse d’étude de l’Université australienne James Cook afin de commencer mon doctorat sur les fourmis de feu tropicales en partenariat avec le CSIRO. Mon compagnon et moi avons alors déménagé de Paris jusqu’à Darwin où nous avons habité pendant deux ans. Puis, j’ai continué ma thèse à Cairns sur la côte Nord-Est pendant deux autres années afin d’étudier les fourmis folles jaunes (Anoplolepis gracilipes). Une autre destination de choix pour une biologiste puisqu’on y trouve la Grande Barrière de Corail, une forêt primaire classée, et toujours les crocodiles mangeurs d’hommes, les serpents, les méduses mortelles etc. sans compter les casoars, des oiseaux géants aussi charismatiques qu’agressifs.
Alors que je termine les dernières corrections à ma thèse, je me rends à un entretien pour un petit boulot en entomologie agricole. Lors de cet entretien, on me propose de postuler pour un emploi de chercheuse à temps plein. Quelques semaines plus tard, me voilà donc chercheuse en entomologie appliquée, un peu par hasard, pour l’industrie de la canne à sucre. Je passe alors deux ans à Mackay sur la côte Est centrale (une des capitales des sites de nidification de tortues marines) puis je suis transférée à Cairns pendant quelques mois. Mes recherches se concentrent alors sur les méthodes de gestion des ravageurs de cultures comme le coléoptère Dermolepida albohirtum, les diptères Inopus spp. et le lépidoptère invasif Spodoptera frugiperda. Grâce à ce poste, mon compagnon et moi obtenons la résidence australienne permanente ce qui m’ouvre de nouvelles portes professionnelles.
Après nous être mariés sur l’île de Fitzroy sur la Grande Barrière de Corail, nous accueillons notre premier enfant en mai 2022, un petit garçon qui naît Australien grâce à notre nouveau statut de résidents. Mon congé maternité me donne alors l’occasion de réfléchir à la suite à donner à ma carrière pour obtenir un poste qui me permette de travailler exclusivement sur les espèces invasives. En décembre 2022, c’est chose faite et je commence à travailler en tant que chargée de projet pour le Department of Primary Industries de l’état de la Nouvelle Galles du Sud dans l’unité des invertébrés invasifs. Notre petite famille déménage alors à Grafton, une petite ville rurale qui se trouve à 2000 km au sud de Cairns.

- comment a débuté ton intérêt pour les fourmis ?
Ce fut un peu tardivement et par hasard que j’ai commencé à m’intéresser aux fourmis. Comme beaucoup de biologistes, mon intérêt pour la faune a commencé très jeune. Petite, je voulais être zoologue mais je m’intéressais surtout à la mégafaune même si j’essayais d’élever des escargots dans ma chambre ou de pauvres bulots que j’avais ramassées sur la plage. C’est pendant mon échange Erasmus en Irlande que mon intérêt pour les fourmis a débuté. Je devais tirer au sort un sujet d’exposé pour le cours sur les invasions biologiques et je suis tombée sur les fourmis folles jaunes. En effectuant mes recherches pour cet exposé, j’appris que l’invasion de cette espèce sur l’île Christmas avait engendré un effondrement écologique de l’île en extirpant les populations de crabe terrestre, organisme clé de voûte. Les répercussions catastrophiques mais néanmoins passionnantes de l’invasion de ce petit insecte m’ont encouragée à en apprendre davantage sur les fourmis et à effectuer mon second stage de Master sur ce sujet d’étude en Australie. On peut dire que le hasard a très bien fait les choses !

- ta thèse ?
Je garde un très bon souvenir de ma thèse. Pendant la première moitié de mon doctorat, j’ai été basée aux laboratoires du CSIRO à Darwin. Le paradis du myrmécologue en herbe puisque ces laboratoires contiennent la plus grande collection de fourmis de l’hémisphère Sud. Étant dans l’une des zones les plus chaudes et sauvages de l’Australie, j’ai eu l’occasion de faire du terrain dans des conditions extrêmes. Heureusement, les fourmis que j’étudiais n’étaient pas fans de la chaleur donc les observations devaient s’effectuer tôt dans la matinée ou tard dans la soirée. Pendant cette période, j’ai pu comparer l’impact des conditions abiotiques et de la résistance biotique sur la survie des reines fondatrices des fourmis de feu tropicales lors d’expériences de terrain. J’ai également pu déterminer les effets de la production de mâles diploïdes par les reines fondatrices (produits à la place d’ouvrières dûs aux effets de la pauvreté génétique des populations invasives) sur la formation de nouvelles colonies grâce à une expérience de laboratoire. Comme je souhaitais me former en génétique des populations, j’ai également obtenu des ouvrières collectées à travers la région Pacifique et l’Asie du Sud Est pour déterminer les mouvements de population grâce à de nouvelles techniques de séquençage.
J’ai passé la deuxième moitié de mon doctorat sur le campus de Cairns de l’université James Cook qui est nichée aux abords d’une forêt pluviale. Il n’était pas rare de croiser des tortues d’eau douce, varans, chauves-souris géantes et échidnés en se déplaçant entre les bâtiments. En parallèle de mon doctorat, j’ai eu l’occasion de me rendre sur des îles isolées, la forêt primaire Daintree (et ses fourmis « trap jaw », Odontomachus) ou encore des zones humides pour rechercher des plantes myrmécophiles (Myrmecodia beccarii) pour le projet d’une amie thésarde. Pour ce qui est de mon projet, j’ai étudié la reproduction de la fourmi folle jaune et notamment la production de mâles par les ouvrières et j’ai pu notamment démontrer qu’elle était déclenchée par l’absence de reines. Je travaille encore à finaliser certains de mes chapitres pour la publication sur mon temps libre. Plus que deux articles avant d’être libre !

- Ta situation actuelle, lien encore avec les fourmis ?
Mon poste actuel vient d’être créé afin que l’état de la Nouvelle Galles du Sud puisse se préparer à l’arrivée de nouveaux invertébrés et agir rapidement en cas d’incursion. Notre équipe (nous sommes trois pour l’instant !) se concentre sur les espèces affectant principalement l’environnement (c’est-à-dire les espèces invasives non agricoles). Mon travail est assez varié. Je conseille l’état sur l’écologie des invertébrés invasifs comme les termites, limaces, et bien sûr les fourmis afin que l’élaboration des politiques soient informées par la science. Je l’aide à décider des taxons prioritaires en termes de risque pour l’environnement. J’effectue aussi le triage des rapports que nous recevons du public concernant des insectes potentiellement invasifs. Notre équipe gère aussi actuellement l’éradication des fourmis folles jaunes sur la ville de Lismore. Nous préparons également un plan d’éradication contre l’arrivée éventuelle des fourmis de feu (Solenopsis invicta) car elles se trouvent à seulement quelques kilomètres de la frontière nord de la Nouvelle Galles du Sud. Nous avons aussi pour objectif d’améliorer la détection rapide des espèces invasives en travaillant sur des méthodes telles que l’ADN environnemental.

- citer 3 fourmis (ou autres animaux?) : la plus belle, la plus intéressante et la plus bizarre
En Australie, nous avons la chance d’avoir une diversité de fourmis incroyable et j’ai eu la chance d’observer des espèces extraordinaires.
La plus belle c’est bien sûr Rhytidoponera metallica et ses superbes reflets bleutés. Une merveille de beauté iridescente sous le microscope comme dans la nature.
La plus intéressante c’est la fourmi folle jaune Anoplolepis gracilipes, elles sont belles, graciles, ne mordent pas, ne piquent pas. Un vrai bonheur à étudier.
A la place de la plus bizarre, je cite la plus embêtante et la plus douloureuse !
La plus embêtante (pour rester polie) c’est la fourmi tisserande Oecophylla smaragdina. Certes elle est belle et son comportement de construction des nids est fascinant mais c’est aussi une plaie ! Plus d’une fois sur le terrain (ou même dans mon jardin) j’ai malencontreusement touché un de leur nid pour me retrouver assaillie d’ouvrières qui ont la fâcheuse habitude de mordre là où la peau est la plus fine possible. J’ai même été obligée de me déshabiller en plein bush pour enlever les dernières récalcitrantes qui avait réussi à grimper dans mon pantalon. Les rangers de la communauté aborigènes où je me trouvais ont beaucoup ri et m’ont expliqué qu’il s’agissait de la « green ant dance » ! Par contre, elles ont un goût citronné pas désagréable et on peut les retrouver dans des bouteilles de gin ou dans les assiettes de restaurants gastronomiques.
Et la plus douloureuse ! C’est la fourmi « bouledogue », Myrmecia sp. Je ne me suis jamais planté un clou dans la main mais j’imagine que la sensation se rapproche de la piqûre de ces fourmis. Aïe aïe aïe !

- citer 3 publis, dont celle que tu considères comme la meilleure et celle qui t'a demandé le plus de travail, et celle qui t'a le plus posé de pb..
Meilleure et le plus de travail : Ma publication sur les ouvrières de fourmi folle jaune qui produisent des mâles. J’ai travaillé dur pour collecter des colonies viables le long de la côte Est de l’Australie puis pour les élever en laboratoire. J’ai même passé quelques semaines en Allemagne pour collaborer avec un laboratoire basé à l’université de Bayreuth.
Le plus de problème : Mon premier article en tant que premier auteur sur la production de mâles diploïdes par les fourmis de feu tropicale. Les premières révisions sont toujours difficiles à avaler mais on s’y fait !
Celle qui m’a posé le plus de problème : c’est celle que je n’ai pas encore publiée sur les mouvements de population de fourmi de feu tropicale. J’ai déjà soumis le manuscrit qui a été rejeté avec possibilité de le resoumettre. Il ne me reste plus qu’à m’y mettre quand je trouverai la motivation et le temps libre !

- Enfin un conseil à donner à un jeune qui commence
Savoir saisir les opportunités qui se présentent même si elles sont minimes (comme aider un copain sur le terrain). On ne se sait jamais quels apprentissages vont être faits et s’appliqueront à ta recherche ou quelles opportunités ces collaborations vont amener. Et ne pas hésiter à partir à l’étranger pour les projets de stage ou autres ! On peut y faire de belles rencontres et apprendre beaucoup.

PHOTOS
Observation des requins nourrices entre deux traces de tortues sur l’île de Bushy où j’étais venue cartographier la présence de la fourmi invasive Pheidole megacephala.

En train d’aider un collègue à collecter des charançons pour la lutte biologique de la mauvaise herbe aquatique Salvinia.