ITINÉRAIRE

Je n'imaginais pas qu'on pouvait faire de la politique en étudiant les fourmis
Pierre jaisson, sociobiologiste quand même

par Lionel Duroy (La Recherche, n° 295, février 1997)

Fondateur du laboratoire d'éthologie expérimentale et comparée du CNRS, professeur à l'université de Villetaneuse, Pierre Jaisson s'est fait quelques ennemis en enfourchant le cheval de la sociobiologie et en se maintenant en selle. Il est l'auteur de La Fourmi et le sociobiologiste (Odile Jacob, 1993).
Pierre Jaisson aime le chocolat. Beaucoup. Pas le lait-noisettes des écoliers, non, le noir amer (72 % de cacao). Il en consomme en moyenne une plaque par jour. Par gourmandise, mais aussi pour se recharger le sang en magnésium. « C'est un anxiolytique, ça me permet de rester serein . » Spécialiste mondialement reconnu des insectes sociaux, Pierre Jaisson est également le porte-étendard en France de la sociobiologie. A ce titre il suscite, chez nous, quelques surprenantes bouffées de haine. D'où sûrement la nécessité du chocolat.

Nous ne savions encore presque rien de l'homme quand nous sommes tombés sur le monumental Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution rédigé sous la direction d'un certain Patrick Tort(1). Nous pensions naïvement que l'article « sociobiologie » serait signé Pierre Jaisson. Or il n'est pas même fait mention de ses travaux ! Le texte est une mise en pièces de la sociobiologie, et se conclut par ces mots sans appel : « Une théorie qui ne dit pas ses limites et les conditions de sa validité ne saurait être scientifique » . Il y avait là un mystère dont seul M. Tort pourrait nous donner le fin mot.

Conversation téléphonique au vitriol : « Un portrait de qui, dites-vous ?... Je ne vois pas l'intérêt d'écrire une ligne sur ce monsieur... Une personne pour qui je n'ai aucune espèce de considération... Veuillez m'excuser, je n'ai pas de temps à perdre... »

Pierre Jaisson non plus n'a pas de temps à perdre, mais en homme méthodique il a conservé les pièces du procès en sorcellerie que lui intentent, depuis deux décennies, M. Tort et ses amis politiques. Car c'est bien de politique qu'il s'agit. La sociobiologie ? « Un outil offert à des conceptions politiques odieu-ses » écrit en 1985 dans Révolution , l'hebdomadaire du Parti communiste, le scientifique Georges Guille-Escuret(2). Coïncidence, c'est précisément cet homme-là, ethnologue, membre du CNRS, qui a rédigé la définition du mot « sociobiologie » dans le dictionnaire de M. Tort... Lequel écrit cinq ans plus tard dans une revue confidentielle : « On ne réfutera pas le système sociobiologique en le réduisant au statut d'idéologie de soutien du capitalisme » (3) . Sous-entendu, cette pseudoscience est plus pernicieuse encore. Réponse cinglante de Jaisson, que la revue refuse de publier, sous le titre : « La manipulation a tort ». « M. Tort est libre d'avoir les opinions qu'il désire. Mais il cache mal sa motivation profonde lorsqu'il désigne la sociobiologie comme "une idéologie de soutien du capitalisme". En faisant chanter " À bas les chromosomes capitalistes" par les enfants de ses écoles, on ne peut pas dire que la Russie stalinienne ait contrarié le développement de la génétique ; mais elle a détruit sa propre biologie pour longtemps, ainsi que son agriculture . » Que cache donc la sociobiologie de si démoniaque ?

Elle prétend rechercher et étudier les fondements biologiques du comportement social chez l'animal. En d'autres termes, traquer la part du déterminisme biologique dans les comportements sociaux. Le problème, c'est que l'homme aussi est un animal... C'est, bien sûr, réveiller sans ménagement le vieux débat entre partisans de l'inné et de l'acquis. Les intellectuels de la Nouvelle Droite ne s'y sont pas trompés qui ont tenté d'emblée d'annexer à leur profit cette nouvelle discipline susceptible, espéraient-ils, de justifier biologiquement l'inégalité des races et, ce faisant, de fonder une morale sociale élitiste(4). D'où la réplique immédiate de leurs ennemis marxistes dont MM. Tort et Guille-Escuret se sont fait les porte-drapeau. « On a ainsi obtenu la condamnation d'une science sans avoir besoin d'en instruire le procès, écrira en 1993 Pierre Jaisson. La sociobiologie a, de fait, été interdite (5) » .

Si elle ne l'est plus tout à fait aujourd'hui, c'est beaucoup grâce à lui. A priori rien ne prédisposait cet homme peu loquace, doué d'un humour anglais pour initiés, à croiser publiquement le fer au nom de la science. Rien, sauf l'affront, « l'injustice » dit-il, qui lui a été faite lorsqu'il a présenté sa thèse d'Etat en 1975. Pierre Jaisson a 29 ans cette année-là, il travaille déjà sur les fourmis, sa passion, sous la houlette de Rémy Chauvin. Sociobiologiste avant l'heure, Jaisson parvient à des conclusions qui peuvent heurter certaines âmes sensibles. Il ne le sait pas encore mais le découvre quand l'un des éthologues qu'il sollicite pour siéger dans son jury refuse et le menace ouvertement : « Ou vous rectifiez vos interprétations, ou j'ai de sérieux doutes quant à la suite de votre carrière » . « Je n'imaginais pas, dit aujourd'hui Jaisson, qu'on pouvait faire de la politique en étudiant les fourmis . » Il refuse de changer un seul mot à sa thèse et le couperet tombe : malgré une mention « très honorable », le jeune docteur est rayé des listes de candidatures au professorat. Il raconte la suite : « J'ai songé à m'exiler, partir pour le Canada. En attendant, je me suis envolé pour le Mexique. J'étais là-bas, occupé à récolter des colonies de fourmis, quand j'ai reçu un télégramme de Chauvin qui, lui, n'avait pas cessé de me soutenir. L'homme qui m'avait torpillé, m'annonçait-il, venait de tuer sa femme et j'avais de nouveau le champ libre en France. A partir de ce moment-là, on m'a tout donné : j'ai été nommé professeur d'université à 30 ans Ñ le plus jeune professeur de France en neurosciences. Voilà, tout cela m'a conforté dans l'idée qu'avec les principes on ne transige pas . »

Il dit qu'il tient sa morale de ses parents, de sa mère surtout pour ce qui est de l'intransigeance, mais il faut insister et ruser pour en savoir plus. Ses amis, le linguiste Gaston Gross ou l'ornithologue Michel Kreutzer, ne savent rien de son enfance. Voici l'histoire. Ses parents n'avaient pas le certificat d'études. Ils s'étaient connus dans la Résistance. Sa mère venait de perdre son premier mari, fusillé par les Allemands, mais n'en continuait pas moins à porter des messages aux prisonniers de Fresnes, des messages cachés dans des colis. Pendant que les Allemands fouillaient les colis, ils la tenaient là, sous bonne garde. Cette femme a reçu la Croix de guerre pour faits de résistance, ce qui est exceptionnel, avant de reprendre son métier de comptable.

Le père, lui, a repris l'épicerie. Enfant unique né en août 1946, Pierre a conservé le souvenir d'un homme ombrageux et inflexible devenu petit patron d'un Primistère dans les années 1960.

Tout petit, on l'envoyait passer ses vacances en Belgique, chez une arrière- grand-mère garde-barrière qui avait élevé quatorze enfants sur un lopin de terre riche en lombrics, coléoptères, papillons et larves en tout genre. « A 4 ans je ramassais les vers de terre pour les embrasser . » Un peu plus tard c'est en Haute-Provence qu'on l'envoie en vacances, du côté de Vaison-la-Romaine. Il a 10 ans et déjà une belle collection d'insectes. « Je partais seul des journées entières avec mon casse-croûte, mon filet à papillons et mon flacon de cyanure . » « Les enfants uniques ne s'ennuient jamais, ajoute-t-il, ils ont une vie intérieure très riche . » Le petit Pierre lit Fabre, Jean-Henri Fabre, mort en 1915, observateur inlassable des insectes en qui le futur chercheur se découvre un père spirituel.

Il entre au lycée Jean-Baptiste Say à Auteuil. « J'étais un garçon pauvre dans un lycée de richards, et on me l'a fait sentir . » Ses petits camarades visent les Grandes écoles, lui le métier d'instituteur. De fil en aiguille, il passe un concours interne pour être professeur de lycée et prépare dans la foulée un DES en sciences naturelles sous la direction d'un homme haut en couleur, Pierre-Paul Grassé, son premier maître. Le fils du petit épicier entre dans le monde prestigieux de l'université et, bientôt, de la recherche.

Pierre Jaisson a 23 ans cette année-là. Ceux qui l'ont connu à Jussieu, en 1968, se souviennent de lui comme d'un étudiant « réformiste », membre de plusieurs commissions, négociateur habile, travailleur inlassable (cet été-là il ne prendra pas un jour de vacances). « Je voulais changer les choses, oui, en finir avec le mandarinat, mais je n'étais pas révolutionnaire. Je ne crois pas au grand soir. Les sociétés animales nous apportent la preuve qu'on ne survit pas à la destruction des règles . » Pierre-Paul Grassé parle de lui à Rémy Chauvin que l'université de Nanterre vient de s'attacher pour redorer son blason. Chauvin débarque pour créer un nouveau laboratoire, on lui déroule le tapis rouge, on lui offre autant de postes d'assistants qu'il en souhaite. Jaisson est pris.

1970. Les disciples de Chauvin s'installent comme ils peuvent dans sa mémorable propriété de Rambouillet. Jaisson, lui, hérite d'une étable pour loger ses fourmis. « Il fallait tout construire. On était tour à tour maçon, charpentier, couvreur, électricien. Mais un projet commun nous unissait, c'était formidable. » Il en gardera un goût prononcé pour le bricolage à la maison, ce qui tombe plutôt bien puisqu'il vient de se marier. Cependant très vite les choses sérieuses démarrent, et bien que chaperonné par le lamarckien Grassé, puis par le mystico-lamarckien Chauvin, Jaisson s'affirme comme un inébranlable darwinien. Sans doute subit-il l'influence de l'austère professeur Charles Bocquet, qui dirige sa thèse de troisième cycle, mais la vérité oblige à dire que le travail préparatoire avait été fait, et bien fait, par un vieil homme que Jaisson chérit, Jean Rostand.

Encore écolier, il avait écrit à Rostand pour lui parler d'une grenouille bleue découverte en Bresse. Or Rostand lui avait répondu, l'invitant à venir lui présenter ses grenouilles. « Je suis parti pour Ville-d'Avray, raconte Jaisson, ému comme si c'était hier. Il m'a reçu dans son salon. Il y avait là Aragon, Elsa Triolet... Plus tard il est sorti dans le jardin voir mes grenouilles... » L'élève instituteur retournera chez le vieux savant trois ou quatre fois, puis les deux hommes entretiendront jusqu'à la fin une correspondance que Jaisson garde sous clé. « Savez-vous comment Rostand adolescent est devenu darwinien ?, demande-t-il. Il coupait la queue à ses souris et malgré cela les petits naissaient avec des queues longues . » Après ça, comment prétendre à l'hérédité des caractères acquis... ?

En 1971 Jaisson avait lu à sa parution le livre d'Edward O. Wilson, Insect societies , où le chercheur américain émettait cette hypothèse révolutionnaire : « Vertébrés et insectes [...] ont développé, au cours de l'évolution, des comportements sociaux qui sont similaires dans le degré de complexité et convergents dans de nombreux détails importants. Ce fait porte en lui-même la promesse particulière que la sociobiologie peut être finalement dérivée des principes premiers de la biologie des populations et du comportement et développée en une science mûre et individualisée . » En 1975, le même Wilson consacre à l'homme le dernier chapitre de son nouveau livre, Sociobiology : The New Synthesis . La polémique qui s'engage aussitôt entre penseurs d'extrême droite et marxistes blesse et exaspère Jaisson. C'est l'année où il vient d'être « sacqué » après sa thèse. Il a la conviction bien arrêtée que science et idéologie ne font pas bon ménage.

Il donne le label « d'éthologie et sociobiologie » au laboratoire qu'il crée en 1977 à Villetaneuse. C'est une époque où Wilson se fait traiter de « fasciste » à Harvard. Imperturbable, se soutenant le moral au chocolat amer, Jaisson poursuit ses travaux à l'abri des procureurs. Vingt ans plus tard, il renvoie les idéologues dos à dos. « Les données de l'éthologie animale, écrit-il, démontrent qu'il est aussi absurde de nier l'importance des gènes dans la mise en place des comportements, y compris des comportements sociaux, que de refuser celle de l'environnement [...]. Très vite on entrevoit la relation inextricable entre inné et acquis, ce qui témoigne en faveur de la "stratégie cake", où les ingrédients du départ ne sont plus reconnaissables dans la pâte du gâteau formé (6) » .

Bête noire des marxistes, il est entré au Parti socialiste. « Mon engagement au PS, raconte-t-il, remonte au discours de Giscard à Ploërmel, en 1977. Un discours ahurissant, révoltant, qui revenait à dire qu'il y avait des bons Français, les giscardiens et des mauvais, les autres. » Il fréquente alors les salons socialistes, a l'oreille de certains barons, dont Fabius. Pourtant, en 1982, il est élu président de l'université Paris-Nord contre les socialistes et grâce aux voix des... communistes. « J'avais été vice-président sous un président communiste et je crois que nous avions bien travaillé » dit-il. Quant aux socialistes, ils le jugent incontrôlable, trop indépendant d'esprit pour faire un bon militant, et ils n'ont pas tort : Pierre Jaisson a claqué la porte du PS au début des années 1990, en raison de l'affaire du sang contaminé. « Quelles que soient les responsabilités, les socialistes sont coupables de s'être coupés des simples citoyens. »

Nous visitons son laboratoire. Voici une nouvelle colonie, sur une paillasse immaculée. « Je suis allé la chercher au Japon. C'est une fourmi très difficile à découvrir, j'ai dû faire à peu près mille quatre cents trous avant de tomber dessus. Je l'ai observée tout l'été. C'est une espèce qui n'a pas de reine, figurez-vous, une fourmi égalitaire, marxiste en quelque sorte. J'ai confié la recherche à l'un de mes étudiants... »

(1)Presses universitaires de France, 1996. Voir La Recherche, mai 1996, et courrier des lecteurs juillet-août 1996.
(2) Révolution n° 261 , 1er mars 1985.
(3) REED, Bulletin du ministère de l'Environnement n° 32, décembre 1990.
(4) Groupement de recherche et d'étude pour la civilisation européenne (GRECE).
(5) Pierre Jaisson, La Fourmi et le sociobiologiste , Editions Odile Jacob, 1993.
(6) Sciences humaines, 54 , octobre 1995.