Interview de Claire Detrain

Alain Lenoir Mis à jour 07-Jan-2021      

J’ai eu la chance de passer mon enfance et mon adolescence dans la campagne belge, une région nommée le Pays Vert. Les promenades en forêt ou les parties de pêche à la mouche avec mon père ont notamment éveillé mon intérêt pour la nature. Aussi, comme beaucoup d’enfants, mon attachement pour les chiens ou les chevaux ont façonné mon goût pour l’étude du comportement animal en général. Mon intérêt pour les insectes ne s’est éveillé que plus tardivement lors de mes études universitaires. J’ai tout d’abord été fascinée par leur morphologie dont la beauté, la diversité et l’originalité n’ont d’égale que leurs performances physiologiques et comportementales.

Plus précisément, ma passion pour les fourmis est née à l’occasion de la thèse de doctorat que j’ai réalisée à l’ULB au laboratoire de Biologie de communautés animales. Mon directeur de thèse, Jacques Pasteels avait récolté plusieurs colonies d’une fourmi dimorphique, Pheidole pallidula, lors de ses vacances dans le sud de la France. Quand je suis arrivée la première fois au laboratoire, il me dit en me désignant les fourmilières: « Tu vois il y a des minors et des majors chez cette espèce. Tu pourrais étudier la division du travail ». Sans autre précision ni contrainte, il m’offrait ainsi une grande liberté dans mes recherches. C’était une grande chance….

D’emblée, la fourmilière m’est apparue comme une opportunité unique de questionner l’organisation sociale du vivant en expérimentant sur ces sociétés miniatures que l’on peut observer à l’envi dans quelques dizaines de centimètres carrés. Je garde également d’excellents souvenirs de travail de terrain notamment à la station d’écologie méditerranéenne de Banyuls. Cette période de ma carrière fut très heureuse et m’ a donné l’occasion de rencontrer d’autres passionnés qu’ils soient de ma génération ou déjà des chercheurs plus expérimentés.

Après la thèse et un post-doctorat, a suivi une période d’incertitude financière. Ceci m’a conduit à travailler pendant deux ans, hors du monde académique, dans le secteur « Recherche et Développement » d’une firme pharmaceutique. Ce fût une expérience enrichissante mais je n’ai pas hésité un seul instant à revenir dans le monde des fourmis, dès qu’un poste s’est ouvert pour moi au FNRS (équivalent belge du CNRS).

Ainsi, depuis plus de 30 ans, la fourmilière reste pour moi un formidable outil pour tester des concepts fondamentaux de la biologie comme l’émergence de comportements collectifs auto-organisés. A cet égard, une collaboration de longue date avec Jean-Louis Deneubourg m’a permis de dépasser le cadre classique des recherches en biologie pour s’étendre à celui de la robotique et des systèmes complexes. Plus récemment, je me suis intéressée aux relations mutualistes ou à l’immunité sociale de la fourmilière. A titre d’exemple, on sait depuis longtemps que les fourmis malades s’isolent spontanément de leur colonie. Nous avons montré que ce comportement « altruiste » qui permet de protéger le reste de la colonie est dû à une altération de la capacité de ces individus malades à répondre aux stimuli liés à la vie sociale. Parfois, des recherches fondamentales font étrangement écho à nos stratégies de gestion des crises sanitaires.

Actuellement, directrice de recherches FNRS, ma plus grande satisfaction est de pouvoir guider à mon tour des étudiants et des doctorants. Je suis très fière de voir mes « enfants scientifiques » construire leur avenir que ce soit dans le cadre de l’université (mais le nombre de postes est ridiculement faible) ou en dehors du milieu académique. Nombre de ces anciens chercheurs ont réussi leur carrière dans des domaines variés et parfois inattendus, en chef(fe) d’entreprises, en administrateurs de la recherche ou en écrivain pour ne citer que quelques-un(e)s.

Ma fourmi préférée reste celle de ma thèse, Pheidole pallidula, qui m’a révélé la complexité d’une société polymorphe. J’ai aussi beaucoup appris des sociétés de fourmis très communes dans nos régions comme la fourmi noire des jardins, Lasius niger ou la fourmi rouge Myrmica rubra. Qu’elles me pardonnent pour les nombreuses colonies sacrifiées sur l’autel de la science !

Je réalise l’incroyable chance d’avoir pu vivre de ma passion. Je trouve la situation de plus en plus difficile pour les jeunes chercheurs. La course aux publications ne cesse de s’accélérer et les post-doc de s’accumuler avant que le graal, à savoir un poste académique permanent, ne puisse être atteint par quelques heureux élus. Plus que jamais il faut tenir bon dans ses convictions, dans sa passion et…. surtout rester émerveillés par ce que les fourmis nous dévoilent.