On n'avait jamais vu cela : des fourmis s'organisent pour construire des pièges sophistiqués, avec la complicité d'une plante, qui héberge et nourrit les chasseuses, tandis qu'un champignon fournit le ciment !
Le gros insecte repère sur la branche d'un arbuste une superbe piste d'atterrissage, lisse et dégagée, seulement parsemée d'une multitude de trous minuscules. Une fois posé, l'insecte n'a plus qu'à se promener pour croquer l'appétissant feuillage. Mais soudain des crocs miniatures agrippent les pattes, les antennes ou les ailes traînant sur la tige.
Dans chacun des trous une fourmi veillait, mandibules en bonne position. Bien coincée, elle est inexpugnable mais ne peut rien faire d'autre que tenir bon. D'autres fourmis, alertées, sortent par tous les trous. Cette belle surface n'était que le toit d'un réseau de galeries habilement construit par une colonie de fourmis Allomerus decemarticulatus, modestes myrmicinae de 2 mm de long. Les assaillants commencent déjà à découper l'insecte piégé tandis qu'il est emporté le long de la tige. A l'arrière du mouvement, des fourmis lâchent prise, filent dans la galerie, ressortent à l'avant et le saisissent à nouveau.
La proie est ainsi transportée jusqu'au nid de fourmis, aménagé dans une poche au creux d'une feuille. C'est là que se trouvent les larves, qui recevront des ouvrières leur ration de protéines animales.
Cette découverte, faite en forêt guyanaise par l'équipe d'Alain Dejean, du Laboratoire d'Évolution et Diversité Biologique (Université Toulouse III), est intéressante à plus d'un titre. "On connaît des pièges construits par une colonie chez les araignées sociales", explique à Futura-Sciences Jérôme Orivel, coauteur de l'article paru le 21 avril dans Nature. "Mais on n'avait jamais observé une telle construction chez les fourmis."
Grâce à ce piège, ces petites fourmis, qui ne quittent jamais leur arbuste, peuvent attraper des proies mille fois plus lourdes qu'elles et trouver ainsi une abondante source de protéines, indispensables aux larves. "Les adultes, eux, se nourrissent peu, précise Jérôme Orivel, et consomment surtout du sucre qu'ils trouvent dans le nectar fourni par l'arbuste."
Car ces fourmis sont strictement inféodées à Hirtella physophora, qui, réciproquement, n'accueille jamais une autre espèce de fourmi. En échange du gîte et du couvert, Allomerus protège sans doute la plante contre les insectes phytophages, en une association plante-fourmis comme il en existe de nombreux autres exemples.
Le cimentier des fourmis
L'équipe a découvert un autre secret : la
stupéfiante maçonnerie qui constitue les galeries. Les tiges de
la plante sont recouvertes de poils, une toison au sein de laquelle les fourmis
taillent des travées. Les poils coupés, mélangés
à d'autres débris organiques, sont agglutinés entre les
poils intacts, qui servent de piliers. Cet agglomérat de débris
est lié par le mycélium (filaments) d'un champignon. "On
n'a retrouvé ce champignon nulle part ailleurs... Et quand la colonie
de fourmis disparaît, le champignon dégénère".
L'association devient donc triple, plante-fourmi-champignon...
Du sol jusqu'à la canopée, la dense forêt amazonienne a donné bien d'autres exemples de telles relations intimes entre animaux et végétaux, étroitement adaptés les uns aux autres. C'est ce qu'ont montré plusieurs campagnes d'études, dont celle du spectaculaire radeau des cimes, à laquelle participait d'ailleurs l'équipe d'Alain Dejean.