Souvenirs de Bernadette Darchen

Lettre écrite le 12 décembre 2019

Je suis née à Bergerac (Dordogne) en 1936. Périgourdaine de souche, j'ai fait une scolarité à Bergerac. Puis, au moment d'études supérieures, j'ai suivi ma soeur ainée en poste à Paris à EDF. Là, j'ai entrepris des études de sciences naturelles dans la vieille Sorbonne.

Au cours de ces études j'ai découvert l'intérêt pour les insectes sociaux : abeilles, guêpes, fourmis, termites où intervenait un remarquable professeur Pierre-Paul Grassé... lui même périgourdain.

La licence de doctorat en poche j'entrepris une thèse d'état, justement sous la direction du Pr Grassé. Je me préparais donc à entamer ce long travail, à l'époque il fallait pour le moins 6 à 7 ans pour en voir le bout. Et j'allais pour ce faire m'installer en Dordogne aux Eyzies où un tout petit laboratoire me tendait les bras. Cette station biologique était le fruit d'une fondation par un notaire retraité qui connaissait le Pr Grassé et n'avait pas d'héritiers.

Etant promise aux insectes sociaux je découvris sur les coteaux surplombant les paysages des fourmis grosses, noires, brillantes qui ne piquaient pas et qui récoltaient à qui mieux mieux pendant toute la belle saison des petites graines dont elles entouraient l'entrée de leur nid par les bales formant des tas spectaculaires. Ces fourmis moissoneuses - des Messor - étaient les fourmis de la bible typiques des pays méditerranéens.

Ces fourmis vous plaisent .. vous n'avez qu'à travailler dessus. Voilà la définition en 4 mots, le sujet de ma thèse. Faut rester optimiste ! (1)

A cette époque, vu ma situation perdue dans la nature, le Pr Grassé me fit avoir un poste (alimentaire) au CNRS où j'eus à cette occasion un parrain de thèse, le Pr Chauvin. Ce dernier avait créé quelques années auparavant un laboratoire dédié à l'abeille domestique à Gif s/Yvette. J'allais donc rendre visite à ce parrain .. qui me reçut gentiment en me donnant pour conseil : "Etudiez ce que ces fourmis ont de particulier" ..  Je repartis avec ce viatique.

Très vite je compris les difficultés du problème. Pour circonscrire un nid de ces Messor, afin d'en faire l'inventaire, il fallait remuer pas moins de 1 mètre cube de caillasse et s'enfoncer jusqu'à 60 cm voire 80 cm de profondeur. Physiquement, cela dépassait mes forces. Ces fourmis étant essentiellement granivores la piste qui s'ouvrait à moi était d'étudier leur alimentation

Par chance je découvris bientôt un livre venant d'avoir une traduction de l'allemand (que je ne connaissais pas) et qui avait pour sujet : chromatographie sur couches minces. Je connaissais un peu cette technique qui vise à mettre en évidence de microquantités de substances chimiques sans matériel compliqué et coûteux. Je me suis mise alors à étudier comment ces fourmis viennent à bout de graines, éléments durs et secs - pour s'en nourrir alors que leur petite bouche est plutôt conçue pour sucer et lécher des substances humides et molles. Comment font-elles ? Tout simplement, elles crachent sur les graines tout en les pinçant à l'aide de leurs mandibules. Après un long travail de préparation elles absorbent un jus prédigéré. C'est ce que j'ai pu démontrer et localiser en même temps les glandes produisant cette salive digérante.

Arrivée au bout de mes peines, je soutiens ma thèse où dans mon jury figuraient 3 professeurs dont le Pr Chauvin qui en guise de compliments m'avoua "Je pensais que toute seule aux Eyzies, vous n'y arriveriez jamais." ... Car c'était vrai, je n'ai bénéficié d'aucun guide digne de ce nom.. merci du peu !

Là dessus j'épouse Roger Darchen, un chercheur élève du Pr Chauvin et spécialiste des abeilles. A l'époque il s'était lancé dans l'étude des petites abeilles sans dard d'Afrique tropicale : les trigones. Il était spécialiste de comportement, ces abeilles m'intéressaient et comme j'étais côté physiologie de l'alimentation j'eus vite fait de mettre le nez avec lui dans ces sociétés dont à l'époque on ne connaissait pas grand chose. Cela se passait dans les années 1970... A l'époque les chercheurs qui s'intéressaient aux insectes sociaux se posaient un peu tous la même question : comment devient-on reine dans ces sociétés ? Est-ce qu'on est génétiquement déterminé ou bien est-ce seulement la nourriture larvaire qui induit la caste de reine ? On savait bien depuis longtemps que chez l'abeille domestique c'était la nourriture larvaire, avec la gelée royale produite par les ouvrières, qui produisait les reines - mais ailleurs ? ... A l'époque des expériences - ou plutôt des observaions faites ici et là sans beaucoup de rigueur laissaient penser que la génétique avait son mot à dire...

Que je vous explique.. Les trigones élèvent leur couvain (leurs larves) dans des cellules accolées en rayons, comme chez l'abeille domestique. Mais là, ces cellules sont remplies de nourriture que la reine titulaire inspecte régulièrement. Quand elle constate que la quantité de nourriture déposée est suffisante elle repousse les ouvrières travailleuses, puis pond un oeuf posé tout droit sur l'aliment et s'en va. Les ouvrières reviennent alors et s'empressent de fermer la cellule où l'oeuf a été pondu. La larve qui éclora bientôt aura à sa disposition la nourriture nécessaire à son développement. Les ouvrières ne s'en occuperont plus. La nourriture larvaire est composée de miel et de pollen régurgités du jabot et aussi de sécrétions salivaires mais indétectables sans analyses chimiques. Arrivé au terme de son développement, le jeune individu ouvrira sa cellule et sortira. Celle-ci sera nettoyée par des ouvrières du service intérieur et sera remise en service. Ces cellules d'élevage voient sortir des ouvrières et des mâles. Rien ne les distingue, ni leur forme, leur taille ou la quantité de nourriture. Le sexe de l'abeille à naître est sous la seule dépendance de la reine qui pond un oeuf fécondé pour une ouvrière et un oeuf non fécondé pour donner un mâle. Et les fourmis reines ? Leur production est saisonnière. Elles naissent dans des cellules beaucoup plus grosses disposées en bordure des rayons et remplies de beaucoup plus de nourriture. La reine des trigones est dès la naissance d'une taille bien supérieure à celle des ouvrières. Chaque nid ne produit qu'une, deux ou trois reines en même temps au maximum. C'est peu, mais cela montre une économie d'énergie évitant le gaspillage de reines inutilisées. Cela rend difficile toute expérimentation sur cette catégorie sociale. En revanche, il est possible de s'occuper du couvain des petites cellules. J'ai alors suralimenté ces larves sans savoir bien sûr si c'étaient des mâles ou des femelles. Les larves femelles qui ont accepté la suralimentation ont montré l'apparition de caractères royaux dans la morphologie de l'adulte obtenu montrant à l'évidence que la caste reine n'est pas d'origine génétique. Et d'un !

Mais il existe une autre catégorie d'abeilles sans dard, les mélipones, cantonnées à l'Amérique tropicale. Là encore le couvain est élevé dans des cellules remplies de nourriture et fermées après la ponte. Mais cette fois de ces cellules il sort des ouvrières, des mâles et des reines. Ces dernières n'étant pas plus grosses que les ouvrieres mais différemment conformées. A chaque couvée un certain nombre de reines apparaît, en surnombre, elles vont être éliminées par les ouvrières. Donc perte sèche pour la colonie qui les a élevées pour rien. A l'époque dont je vous parle, un chercheur brésilien avait publié que chez ces abeilles mélipones, le déterminisme des castes était d'origine génétique vu la manière dont ces colonies évoluaient. C'était à l'époque le seul bastion génétique encore debout. Du coup, cet exemple était signalé dans toutes les publications traitant du sujet. Il fallait voir d'un peu plus près... Avec mon mari nous partîmes au Mexique à la recherche de mélipones. Avec le (projet) cette fois de chercher à suralimenter des larves. Il suffisait de les mettre à jeûn et de comparer l'aspect des individus obtenus en comparaison des proportions des différentes sortes de femelles obtenues au même moment dans la ruche d'origine. Les larves femelles sous alimentées donnèrent beaucoup plus d'ouvrières que dans les conditions normales. Seules restaient dans la caste reine quelques irréductibles, mais miniatures. Explication : la surabondance des ouvrières produites semble bien aller dans le sens d'une origine alimentaire de la caste. Les petites reines "irréductibles" peuvent s'expliquer là encore par l'alimentation. En effet, les cellules sont remplies par la régurgitation d'une dizaine au moins d'ouvrières nourrices, celles-ci sont d'âges variés. Il est vraisemblable que les régurgitations salivaires qui accompagnent le gros des régurgitations stomacales pour remplir la cellule varient en fonction de l'âge des nourrices. Ainsi le contenu en gelée royale de mélipone varie d'une cellule à l'autre. Il aurait fallu pouvoir analyser chimiquement, cellule par cellule, ce que chacune contenait, mais dans notre labo de fortune au Mexique, ce n'était matériellement pas possible. N'empêche, l'affirmation préremptoire d'un détermisme génétique là encore était ébranlée.

Cette incursion dans la biologie des abeilles tropicales ne m'empéchait pas de garder un oeil sur les fourmis Messor bien que je n'expérimente plus sur elles. Mes recherches bibliographiques m'avaient appris que ces fourmis essaimaient en septembre. Or, que ce soit à l'époque de ma thèse ou après, je n'ai jamais pu sur le terrain assister à l'essaimage, moment privilégié où les futures reines ailées et les mâles, ailés eux aussi, s'accouplent hors de terre. Les reines une fois fécondées se coupent les ailes et vont se cacher dans un trou pour démarrer une nouvelle colonie. Ce rituel est commun à la plupart des fourmis. Je n'avais jamais non plus pu mettre la main sur des larves destinées à la caste royale. Dans tous mes prélèvements, quelle que soit la saison il n'y avait que production d'ouvrières et parfois des mâles, jamais de reines. D'où venait cette exception ? Alors queles colonies semblaient florissantes et les greniers à provisions bien fournis ? Un jour je tombais sur de vieilles photos sur plaques de verre où l'on voyait le site des Eyzies avec ses coteaux au dessus du musée. Et je remarquais alors que le haut des coteaux à l'époque de la photo étaient un causse sans végétation arbustive alors qu'à mon arrivée en 1967 ces mêmes coteaux étaient recouverts au sommet d'une forêt de chênes verts? Une petite enquête chez les vieux du pays m'apprit qu'à l'époque des photos vers 1925 existait encore l'élevage extensif du mouton sur ces maigres pâturages. Et ceci suffisait donc à maintenir une végétation basse où dominaient certaines petites graminées. Ces petites graminées Fétuque et Koeleria dominaient encore sur les pentes où le drainage des sols persistait mieux que sur le haut du plateau. Une enquête sur le terrain me montra que lorsque ces graminées lâchent prise au profit d'une autre espèce, le brachypode, le terrain est en voie d'évolution inexorable et les fourmis Messor disparaissent. Le brachypode est une graminée très touffue aux très longues feuilles vertes avec une faible production d'épis. Elle marque le départ des formes ligneuses qui vont bientôt s'installer : genévrier, cornouiller sanguin, ronces (éventuellement). L'évolution se fait en douceur, graduellement sur des paysages où l'activité humaine est totalement absente, elle est lente mais opiniâtre. Ainsi, après beaucoup d'années j'ai vu changer la flore .. et la faune. Les fourmis Messor ont disparu, remplacées par des espèces ubiquistes dont une grosse fourmi noire, mate, Camponotus aethiops.

Le fait que les Messor ne produisaient plus de reines dans des paysages en apparence encore intacts pose deux questions.
1) La nourriture récoltée était-elle suffisante ? Peut-être que certaines graines, bien que récoltées n'étaient pas mangées, par exemple celles de l'hélianthème pulvérulent, particulièrement coriaces et pourtant récoltées en nombre.
2) Si les colonies en place perduraient malgré tout c'est qu'elles étaient vieilles, la reine titulaire toujours bien protégée au fond du nid devait survivre longtemps à ses ouvrières. Quel âge peut donc atteindre une reine ? Combien d'années ?

Voilà des questions auxquelles je n'ai pu répondre.

Mais les temps avaient changé. J'étais devenue directrice de la petite station biologique des Eyzies et je sentais la nécessité de l'ouvrir sur l'extérieur, vers le public. C'est alors que dans le grand jardin je créais de toutes pièces un jardin de plantes médicinales du Périgord et une exposition : l'apiculture de la préhistoire à l'histoire. Ceci dans l'idée de mettre les préoccupations scientifiques de notre laboratoire en union avec celle des Eyzies, capitale de la Préhistoire. Mais malgré tout, j'ai senti l'eau monter autour de moi. Le mieux était d'aller voir ailleurs.

Je me suis donc fait mettre à disposition de la petite ville d'à côté qui prévoyait la création d'un petit musée d'histoire naturelle. Pendant 3 ans j'ai mis en place une importante collection d'oiseaux : 1200 bêtes provenant d'une dynastie de taxidermistes en fin de cycle. J'obtins de belles vitrines réformées du muséum d'histoire naturelle et du musée de l'homme. La maison de la vie sauvage venait de naître. A ceci près que la municipalité propriétaire ne faisait pas le poids pour gérer ce genre d'établissement. Bientôt, je pris ma retraite et le musée ferma ses portes. Les osieaux pouvaient dormir en paix dans le noir. En ce moment ils sont en partance pour le midi au pays de J.H. Fabre. Que vont-ils devenir ?

Le bilan est donc ainsi : jardin botanique fini, maison de la vie sauvage fermée. Que d'efforts pour rien ! Pire. L'université de Paris au lieu de vouloir profiter d'une station de terrain où des recherches fort intéressantes avaient été menées, où l'on pouvait continuer à faire de l'écologie dans une région encore protégée, a préféré se défaire de ce bâtiment qu'elle a rétrocédé à l'université de Bordeaux.

Lors de sa fondation, le donateur, notaire alors en mal avec les préhistoriciens, ne voulait pas qu'on y fasse de la préhistoire.. Il l'avait même écrit dans le projet d'acte de donation. Bien sûr à l'époque ce lui fut promis, promis... sur l'honneur ! Or le protagoniste mort, le bâtiment fut donné ... au labo de préhistoire de Bordeaux. La plaque commémorative d'origine qui indiquait "Fondation Lacorre-Roux" fut enlevée.. et remplacée par une autre .. qui porte le nom d'un professeur de préhistoire. Ainsi va la vie ! Il y en a qui doivent se retourner dans leur tombe !

Notes d'Alain Lenoir
(1) Mon directeur de thèse Henri Verron aussi me donna comme sujet de thèse « Vous mettez deux fourmis dans une boîte de Petri et vous observez ce qui se passe ». Ensuite il ne m’a plus jamais suggéré quoi que ce soit !