Clicanoo - Le journal de l'île de La Réunion (29 janvier 2007)
Véronique Hummel
La fourmi électrique nous menaceLe myrmécologue de l’insectarium du Port a étudié trois espèces de fourmis réunionnaises. De manière étonnante, elles ont ici un comportement moins néfaste qu’aux Seychelles ou en Australie. Peut-être à cause des micro-climats de notre île ? En tout cas, le scientifique avertit : il arrive tous les jours de nouvelles espèces, qui sont des envahisseurs potentiels. Surveillons nos bagages et ne rapportons pas n’importe quoi.
Y a-t-il un mystère réunionnais chez les fourmis ? Comment se fait-il que trois espèces envahissantes, importées sur l’île par les humains, se comportent de manière moins néfaste ici qu’ailleurs ? Cette question, l’entomologiste Fabrice Blard se la pose, après avoir soutenu en décembre dernier sa thèse sur le thème “Les fourmis envahissantes de l’île de La Réunion : interactions compétitives et facteurs d’invasion”. Les farceurs y verront peut-être l’action apaisante de la légendaire mixité réunionnaise. Mais le scientifique se garde bien d’asséner une réponse définitive. “J’émets une hypothèse”, avance Fabrice Blard, dans son laboratoire de l’insectarium du Port. “Nos milieux naturels réunionnais présentent des conditions micro-climatiques de température et d’humidité. Ce sont peut-être des conditions extrêmes, qui empêchent les espèces dites “envahissantes” d’envahir. De plus, ces trois espèces - la fourmi de feu, la fourmi à grosse tête et la fourmi folle jaune - sont très intimement liées à l’activité humaine”. Pourtant, dans certaines forêts humides d’Australie, la fourmi à grosse tête a décimé 80 % de la faune invertébrée. Heureusement qu’elle s’est montrée plus sage à La Réunion ! “Peut-être parce qu’elle reste ici présente seulement dans les zones urbanisées et les milieux agricoles”, suggère le myrmécologue.
UN VÉRITABLE ASPIRATEUR ÉCOLOGIQUE
La fourmi de feu, qui a besoin d’une terre humide, s’est particulièrement répandue dans l’Est de l’île, où elle joue le rôle d’un véritable aspirateur écologique, en dévorant les cadavres. Elle tire son nom de sa double arme : d’abord elle mord, ensuite elle pique avec son dard. Quant à la fourmi folle jaune, elle a prouvé sa rapacité aux Seychelles, où elle s’attaque à certains oiseaux. “Elle patrouille sur la zone, avec une densité telle qu’elle empêche la nidification”. À La Réunion, elle ne s’est pas non plus adaptée aux milieux naturels, pour une raison encore ignorée. “La fourmi folle jaune est arrivée très tôt ici, avant 1895”, rappelle l’entomologiste. “À cette époque, l’espèce était très abondante, voire dominante. Et maintenant, elle est relativement rare. Pourquoi n’est-elle plus envahissante comme aux Seychelles ?” Ici aussi, le scientifique se contente de prudentes hypothèses. “Il est probable qu’il y a eu concurrence entre diverses espèces envahissantes. Et puis, avec le temps, elles deviennent moins envahissantes, pour arriver à un état d’équilibre”. Ce tout premier travail d’étude de fourmis à La Réunion débouche plus sur des questions que sur des réponses, sourit Fabrice Blard. Mais il ne s’arrêtera pas là. “C’est important de surveiller l’arrivée des espèces envahissantes. Il arrive tous les jours au Port de nouvelles espèces, qui sont des envahisseurs potentiels. Or, il n’y a rien de plus insignifiant qu’une fourmi.” Généralement, lorsqu’on en observe une, la colonie est déjà bien installée. Aux Etats-Unis, les autorités emploient les grands moyens : à l’aide d’une citerne montée sur un 4x4, on ébouillante les fourmilières. C’est efficace mais coûteux en temps et en énergie. Le chercheur avertit le public : “Il faut prendre conscience de ne pas ramener n’importe quoi de ses voyages. Tout est une cachette potentielle pour ces espèces. Une fois que les fourmis sont là, c’est coûteux à contrôler, et il est impossible de s’en débarrasser”.
Compétition et collecte sélective des ordures
La collecte sélective des ordures, elles connaissent déjà. Dans les boîtes de plastique alimentaire, une cinquantaine de fourmis “grand galop” trient leurs déchets et élèvent leurs petits. Ces insectes, également connus en Afrique de l’Est, ne forment pas une espèce envahissante. “C’est une espèce nocturne, qu’on peut voir par exemple sur la route à Saint-Gilles”, note Fabrice Blard. Le myrmécologue décrit le comportement typique de ces grosses fourmis : “Quand l’une d’entre elles trouve une proie (ici, un grillon), elle va tenter de la transporter seule. Si elle n’y arrive pas, elle va recruter, en appeler une autre. Si à deux elles n’y arrivent pas, elles appellent une troisième”. Un comportement binaire, du type “essai-erreur”, qui participe à une organisation sociale redoutablement efficace. “On a beaucoup à apprendre des fourmis, sur leurs différents comportements”, estime Fabrice Blard. “C’est un monde fascinant”. Y compris chez les espèces “envahissantes”. Ainsi, la fourmi de feu “est la plus compétitive, la plus forte : elle dévore huit appâts sur dix”. En face, dans l’Est, la fourmi grosse tête “se maintient grâce à un comportement particulier : elle appelle ses congénères plus vite, elle monopolise un appât sur dix. Elle adapte ainsi sa stratégie : devant un ennemi présent, il faut aller très vite”. À croire que l’être humain n’a rien inventé... Pourra-t-on utiliser les fourmis réunionnaises pour détruire les termites, comme le cinéma l’a montré en mettant en scène les spectaculaires fourmis magnans d’Afrique dans “la Citadelle assiégée” ? “Si c’était possible, ce serait déjà fait” tranche Fabrice Blard.
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REPÈRES
Fourmi à grosse tête = Pheidole megacephala. Fourmi folle jaune = Anoplolepis gracilipes. Fourmi tropicale de feu = Solenopsis geminata (la fourmi de feu peut être noire ou rouge). Fourmi de feu = terme générique pour plusieurs espèces de fourmis. Parmi elles, la Solenopsis invicta n’existe pas à La Réunion, mais a déjà été introduite accidentellement en Australie et en Nouvelle-Zélande. Elle est très agressive, et son venin peut causer la mort de personnes sensibles aux piqûres d’insectes. Fourmi électrique = Wasmannia auropunctata, également appelée “petite fourmi de feu”. Originaire d’Amérique tropicale, elle a été introduite accidentellement en Nouvelle-Calédonie, où elle menace la biodiversité, notamment chez les lézards. Myrmécologie : étude des fourmis. 11800 espèces de fourmis vivent dans le monde, dont 36 à La Réunion. Parmi elles, 16 ou 17 ont été introduites par l’Homme ; l’une d’elles est endémique des Mascareignes. Pour les autres, on ignore comment elles sont arrivées ici.
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CHRONOLOGIE1975 Naissance de Patrice Blard en région parisienne, de parents réunionnais 1984 Retour à La Réunion 1993 Baccalauréat 1995 Deug biologie à La Réunion 1997 Maîtrise de biologie à Montpellier 1998 DESS d’éthologie appliquée à Paris 1998-2000 Volontaire du service national : zoologiste à l’ONF 2000 Entomoloiste à l’insectarium du Port, enseignant à l’université 2003-2006 Thèse : “Les fourmis envahissantes de l’île de La Réunion : interactions compétitives et facteurs d’invasion”