La
maîtresse de jade, de Catherine Lim (Belfond, 2000)
Extraits par Alain Lenoir mis à jour 04-Sep-2017
Le jeu des enfants
Les
enfants voulaient glisser des fourmis dans le pantalon de Face de Crachat
pendant son sommeil. C'était l'enfant Han qui en avait eu l'idée alors que
Face de Crachat promenait sur son dos le jeune maître Wu et qu'elle attendait
son tour. Avant cela, les enfants l'avaient réquisitionné pour les faire tournoyer
en les tenant par les bras, pour récupérer un cerf-volant dans un arbre, pour
mimer le monstre qu'ils tuaient avec une épée. Une fourmi était entrée dans
sa chemise. Lui à qui l'on faisait couramment appel pour éliminer les cafards
et les rats morts, et tuer les iguanes ou les serpents qui s'introduisaient
dans la maison, avait poussé des cris et s'était tortillé à cause dune
fourmi, peut-être afin d'amuser les enfants. Ils éclatèrent de rire et il
rit avec eux, car son plus grand plaisir était d'être en leur compagnie et
de les divertir, surtout la petite fille. Quelque part dans l'obscurité de
son esprit brillait le souvenir d'une délicieuse petite fée qui était entrée
dans sa vie et l'avait illuminée. Il aurait fait n'importe quoi pour elle.
Le jeune maître Wu penchait pour les fourmis noires géantes qu'on trouvait
en abondance dans les branches du ramboutan derrière la maison ; l'enfant
Han préférait les fourmis rouges, plus petites mais beaucoup plus féroces,
tout aussi nombreuses sous les rondins humides, à côté de la cabane en bois.
Ils se décidèrent pour les fourmis rouges.
C'était un plan qui exigeait une préparation minutieuse et beaucoup d'astuce
pour échapper aux yeux inquisiteurs des adultes. La partie la plus délicate
consistait à capturer les fourmis et à les conserver dans une boîte d'allumettes.
L'enfant Han devait prendre en main toute l'opération ; le jeune maître Wu
aurait la responsabilité de se procurer la boîte d'allumettes, qui devait
être très grosse, comme le stipula Han, afin qu'on pût y loger au moins vingt
guerrières, sélectionnées pour livrer bataille à l'intérieur du pantalon de
Face de Crachat. La division du travail était indispensable. Elle était basée
sur une évaluation précise des risques potentiels : si le jeune maître
était piqué par une fourmi rouge, cela provoquerait la fureur de la servante
Lan et de la maîtresse, et inter dirait sûrement toute entreprise commune
dans le futur ; tandis que l'enfant Han pouvait être piquée par toutes les
fourmis du monde, cela n'aurait pas la moindre conséquence.
«
Hé ! elles essaient de s'échapper ! Referme la boîte.
- Tu as vu les énormes, là ? Ce sont elles qui m'ont piquée
- Je t'ai dit de refermer la boîte elles vont sortir
- D'accord. Mais tu as vu les énormes ? Tu imagines tes vingt s'attaquant
au zizi de Face de Crachat »
Dans
leur enthousiasme, les enfants exécutèrent une fois de plus leur petite danse
primitive. La boîte tomba par terre et fut aussitôt ramassée. Wu voulait la
tenir un moment. Wu se mit à la secouer près de son oreille, pour écouter
si un bruit en sortait.
«Arrête !
Tu vas les étourdir. Elles ne seront plus capables de piquer Face de Crachat
»
Ils
furent ravis de trouver leur victime endormie. Et encore plus ravis de constater
que l'homme dormait en position assise, appuyé contre une paroi de la cabane,
les genoux obligeamment repliés, si bien que les jambes de son short offraient
une ouverture tout à fait commode. De plus, il ne portait pas de slip et l'un
de ses testicules était bien visible. L'enfant Han le montra du doigt à Wu
; tous deux pouffèrent de rire.
Han
estimait que le fait d'avoir attrapé les fourmis - la partie la plus délicate
de l'opération - lui donnait le droit de réaliser la phase la plus agréable,
et elle s'apprêtait à ramper vers Face de Crachat avec la boîte d'allumettes,
quand Wu décida soudain de revendiquer sa part des réjouissances. Les deux
enfants se disputèrent jusqu'au moment où ils virent avec inquiétude Face
de Crachat commencer à bouger, ce qui les obligea à trouver un accord et à
se partager le travail. Wu viderait la boîte dans l'ouverture du short, et
Han surveillerait les fuyardes et les remettrait dans le droit chemin ; la
force de travail serait ainsi entièrement mobilisée.
Tremblants
d'excitation, ils s'avancèrent vers le dormeur. Face de Crachat avait étendu
une jambe sur le sol mais gardait l'autre en position adéquate. Wu s'approcha
avec mille précautions ouvrit la boîte d'allumettes et en vida tout le contenu
dans l'ouverture du short. Comme prévu, quelques fourmis s'égarèrent, mais
Han les fit adroitement rentrer en secouant le tissu. Puis elle et Wu s'éloignèrent
à pas de loup, un doigt sur les lèvres, et se cachèrent derrière un baril
d'huile abandonné pour attendre le résultat.
Face
de Crachat continuait à dormir paisiblement. Il bougea un peu, à une ou deux
reprises, et les enfants se poussèrent du coude, pleins d'espoir. Mais rien
ne se produisit. Ils allaient partir, pensant que les fourmis avaient réussi
à s'échapper, quand Face de Crachat se leva d'un bond en poussant un rugissement.
Il jeta autour de lui des regards ahuris et palpa différentes parties de son
corps pour détecter l'origine de la douleur. Puis son attention se concentra
sur Sa fesse gauche, qu'il se mît à taper vigoureusement. Il tapa aussi sur
sa fesse droite, avant d'avoir l'idée de s'asseoir sur le sol et d'effectuer
avec son derrière de cocasses mouvements circulaires. Soudain, il rugît à
nouveau et porta la main à ses parties génitales, ce qui indiquait une progression
des attaquantes. Commençant à avoir une notion précise de la cause de son
malheur, Face de Crachat glissa la main dans son short, tâtonna et poussa
des cris en retirant sa main, à laquelle s'accrochaient trois féroces fourmis
géantes. Il se mit à sautiller sur place, tantôt se tordant les mains, tantôt
les portant à son pauvre membre assiégé. Les sautillements de Face de Crachat
avaient cette vertu rare de pouvoir faire éclater de rire l'enfant le plus
sérieux toutes les parties de son corps, tous les traits de son visage participaient
à ces incroyables grimaces et contorsions, auprès desquelles la danse de guerre
la plus frénétique n'était rien. Han et Wu, abandonnant toute discrétion,
sortirent de leur cachette et se roulèrent par terre, complètement hilares.
Han
s'essuya les yeux.
«Tu crois qu'il pourra encore faire pipi ? » dit-elle. (p. 77-78)
et
plus loin (p. 105) la chanson de Han à propos de la servante Choyin :
Loiseau
regarde
Labeille
frémit
Les
fourmis languissent
Après
la fleur de Choyin
Après
la fleur puante de Choyin
Et
enfin la fourmi qui sattaque au mort que lon haïssait (p. 129)
« Ils
observaient le Révérend, couché dans son cercueil. Il était affreusement gonflé
il avait doublé de volume et il était bien mort, car dénormes
fourmis noires grouillaient dans ses yeux et sa bouche. Il ne pouvait plus
faire de mal à personne. Mais le Dieu Ciel les pressait toujours de courir. »