Les sociétés animales. Évolution de la coopération et organisation sociale
En 1973, trois biologistes ont partagé le prix Nobel de médecine : Konrad Lorenz (1903-1989) étudiait les oiseaux (on se souvient de la célèbre photographie où il était suivi par une ribambelle doisons) ; Karl von Frisch (1886-1982) a commencé à décrypter la mystérieuse danse des abeilles ; et Nikolaas Tinbergen (1907-1988) sest intéressé aux comportements instinctifs des animaux. Ils ont développé léthologie, ou science du comportement animal.
Où en est aujourdhui la discipline? Le behaviorisme (observation du comportement de lextérieur sans recours aux explications physiologiques) est passé de mode, léthologie sest diversifiée, est devenue multidisciplinaire, les avis se nuancent. Les certitudes sont abandonnées, et les remises en question senchaînent, mais on se rend mal compte de cette évolution en France, car léthologie est peu présente dans les cursus universitaires, voire rognée dans les nouvelles maquettes de biologie. Les livres déthologie récents sont rares : on sen convainc en soumettant le mot clé «éthologie» aux moteurs de recherche sur Internet (de 10 à 30 références, avec peu dauteurs ; le choix est limité, et certains ouvrages sont dépassés). Quelle différence avec le résultat que lon obtient quand on cherche les sites indexés par le mot ethology (plusieurs centaines de résultats)!
De ce fait, la publication du livre de Serge Aron et Luc Passera est une vraie bonne nouvelle. Les auteurs sont des spécialistes reconnus des insectes sociaux et, dans Les sociétés animales, ils traitent de lévolution sociale dans le cadre de la sélection naturelle et intègrent dans leur démarche lévolution, lécologie et léthologie.
Ils démontrent magistralement que les concepts sont faits pour être ébranlés, que les idées reçues nexistent que pour être balayées. La vie sociale des animaux nest pas synonyme de vie en groupe, et de nombreux stades séparent lanimal solitaire de lanimal eusocial (mode de vie sociale le plus élaboré) : il y a lanimal grégaire (interattraction entre congénères), subsocial (apparition des comportements parentaux), colonial (existence dun site délevage commun des jeunes, mais chaque femelle travaille pour elle-même), communal (les femelles coopèrent aux soins des jeunes).
Leusocialité, beaucoup étudiée par le sociobiologiste Edward Wilson, semblait un concept simple. Les insectes eusociaux se trouvent dans lordre des Isoptères (termites) et dans celui des Hyménoptères (fourmis, abeilles et guêpes), mais il existe aussi quelques exemples de vertébrés eusociaux, dont les rats-taupes (Heterocephalus glabrus, famille des Bathyergidés). Les critères de leusocialité semblaient particulièrement stricts : une coopération dans les soins aux jeunes et le chevauchement des générations (les descendants aident leurs parents), et des individus spécialisés dans la reproduction, tandis que dautres, plus ou moins stériles (de façon définitive ou temporaire), se chargent des tâches communautaires en se les répartissant (polyéthisme). Le secret de laltruisme de certains membres de la société qui sacrifient leur sexualité à un petit nombre dindividus chargés de les représenter est leur apparentement, cest la sélection de la parentèle.
Pourtant certaines fourmis (Pristomyrmex pungens) nont pas de reine et se reproduisent toutes par parthénogenèse thélytoque (ne donnant que des femelles). Malgré leurs particularités, il semblerait ridicule décarter ces fourmis japonaises des insectes eusociaux. Dautres exemples comme les chiens de prairie (Cynomis ludovicianus) pratiquent une vie sociale évoluée, mais tous les individus dune coterie (8 à 12 individus) se reproduisent : la coopération dans lélevage des jeunes et lexistence dun nid collectif semblent ici des caractères essentiels de leusocialité. On admettrait aujourdhui la distinction entre des espèces primitivement eusociales (celles où toutes les femelles se reproduiraient) et les espèces hautement eusociales (avec spécialisation dans la reproduction). Le bloc de leusocialité sest scindé en deux.
On sest beaucoup émerveillé du comportement altruiste des animaux qui se sacrifient pour leurs parents, telles les mangoustes (Suricata suricatta) qui vivent dans des régions désertiques du Sud de lAfrique. On connaît leur silhouette dressée de sentinelles perchées sur un monticule, prêtes à alerter leurs congénères (occupés à la recherche de nourriture) dès quun prédateur menace. Ces vaillants gardiens affamés et vigilants semblaient être les symboles du dévouement. Or, T. Clutton-Brock et ses coauteurs ont récemment dévoilé, dans la revue Science (1999), après plus de 2 000 heures dobservation, que les sentinelles ne montaient la garde que rassasiées, quelles étaient les premières à regagner le terrier en cas de danger et quelles échappaient au danger! Beaucoup danimaux prétendument altruistes sont de parfaits égoïstes!
Même si la vie sociale est, dans lensemble, avantageuse, ses inconvénients sont indéniables. Les bénéfices sont un meilleur repérage des prédateurs, une défense collective, la recherche de nourriture et lélevage des jeunes en commun. Les inconvénients sont la concurrence alimentaire ou reproductive, les risques de maladies, le parasitisme social (certains profitant des autres sans restituer une contrepartie équivalente). Autrement dit, les sociétés animales, pas plus que les sociétés humaines, ne sont idéales ; dans les deux cas, de multiples conflits sont possibles.
Louvrage est remarquablement construit, didactique dans le bon sens du terme, toujours passionnant, jamais ennuyeux, et la lecture en est aussi agréable pour le spécialiste que pour lamateur.
Michèle Febvre (Pour La Science, décembre 2000)