Faut-il brûler la sociobiologie ? L'altruisme ou la mort.

Alain Lenoir Mis à jour 13-Mai-2021     

Interview de Pierre Jaisson par Catherine Mallaval, Libération. 26 janvier 1994.


QUESTION A PIERRE JAISSON PR D'ETHOLOGIE A L'UNIVERSITE DE VILLETANEUSE, FONDATEUR DU LABORATOIRE D'ETHOLOGIE EXPERIMENTALE, CNRS(1)
Qu'elle plaise ou non, la sociobiologie existe. Cette discipline, qui s'intéresse aux fondements biologiques des comportements sociaux, fait sans conteste partie de celles qui ont le plus fait avancer la connaissance ces vingt dernières années. Cela, les Français ne le savent pas, tant cette science a fait ici l'objet d'à-priori, de malentendus et, finalement, d'un véritable tabou. La polémique, pourtant, n'est pas partie de Paris, mais des Etats-Unis, précisément de l'université de Harvard. C'était en 1975, lorsqu'un spécialiste des fourmis, le Pr Edward O. Wilson, publie l'ouvrage fondateur de cette science : "Sociobiology, The New Synthesis". Ce pavé de 700 pages comporte 27 chapitres. Seul le dernier est consacré à l'homme (30 pages). Aujourd'hui, tous les spécialistes sont d'accord pour dire que sans ce chapitre, la polémique n'aurait jamais éclaté. C'est sur l'homme, en effet, que s'est focalisée la contestation, comme lorsque Darwin a publié l'Origine des espèces, où il faisait entrer l'humanité dans le règne animal. Les principaux détracteurs de Wilson sont alors deux autres membres de Harvard, deux marxistes purs et durs: le paléontologue Stephen Jay Gould et le généticien Richard Lewontin. Le contexte a beaucoup joué. Au milieu des années 70, les intellectuels américains sortent tout juste d'un grand débat sur le quotient intellectuel, débat lancé par des extrémistes de droite. C'est pourquoi, lorsque Wilson lance l'idée de bases biologiques aux comportements sociaux de l'animal et de l'homme, ils montent aussitôt au créneau: ils redoutent un remake de l'offensive lancée par les « innéistes » réactionnaires sur la prédétermination du QI par les gènes... Il faut dire que Wilson est allé très loin, jusqu'à prédire rien moins que la disparition de la sociologie classique!
L'affaire s'envenime. Et, en Grande-Bretagne, la très sérieuse revue Animai Behaviour, la référence en éthologie, tente d'ôter à la polémique tout caractère idéologique et de replacer le débat sur un plan strictement scientifique. Elle décide, pour la première fois de son histoire, de soumettre le livre de Wilson à quatorze spécialistes de re-nom mondial. Cinq donnent un avis totalement positif sur les travaux du chercheur, six émettent quelques réserves sur des points particuliers. Seuls trois, tous Américains, sont négatifs. L'état de l'opinion scientifique internationale, à la sortie du livre, est donc globalement favorable: elle ne suit pas le procès d'intention fait à Wilson. En France, hélas, la critique n'aura jamais rien de scientifique. La parution de l'ouvrage a la malchance de coïncider avec la naissance de la nouvelle droite, qui regroupe une fraction de la droite dure et des athées d'extrême droite. Très vite, ce mouvement s'empare du sujet, croyant voir dans la sociobiologie un fondement scientifique à leur conception de la société, fondée sur des inégalités naturelles. En fait, ils pratiquent l'amalgame entre deux notions qui n'ont rien à voir - la différence et l'inégalité. Pour le biologiste, la différence est une richesse pour l'espèce, le terreau de l'évolution. Pour la nou-velle droite, elle devientsynonyme d'inégalité(s) et justifie le statu quo social... Lorsque l'extrême gauche perçoit la manoeuvre, au lieu de la dénoncer, elle décide de diaboliser la sociobiologie. Pris entre deux feux, les scientifiques ne pipent pas mot. Pas même les nombreux spécialistes français des insectes sociaux, directement concernés. Voilà comment, chez nous, on a condamné la sociobiologie sans instruire son procès. Bien entendu, la polémique française n'a eu aucune répercussion internationale, et elle n'a pas empêché le progrès scientifique. Mais le tabou qui s'est installé continue de pénaliser notre biolo-gie. Il explique en partie la domination actuelle de la biologie moléculaire, au détriment de la biologie des organismes et des populations. Il est surtout responsable de lacunes chez nos étudiants en biologie. Ils ne savent pas situer le phénomène social dans l'évolution. C'en est pourtant un événement crucial, une complexification tardive de la vie en solitaire: Par quels mécanismes biologiques des êtres vivants ont-ils été poussés à s'organiser en société et à le rester, c'est ce qui intéresse le sociobologiste. Au siècle dernier, cette question avait déjà éveillé la curiosité de Darwin. Ce dernier ne comprenait pas comment des insectes sociaux, tels les fourmis et les abeilles, n'avaient pas été rayés de l'évolution. Plus de 90% de ces insectes sont en effet stériles. Par exemple, dans une ruche il n'y a qu'une reine pour des milliers d'ouvrières. Sur 1 000 oeufs pondus, 999 proviennent de la reine. Et cette stérilité se transmet de génération en génération avec succès: Ajoutons à cela que les insectes sociaux connaissent un véritable
triomphe écologique. Dans la seule forêt amazonienne, les fourmis, les termites plus les abeilles et les guêpes sociales représentent plus de 75% de la population d'insectes! A l'époque, Darwin ne le savait pas. Il a fallu attendre 1964, et le biologiste anglais William Hamilton (2) pour qu'une explication compatible avec la génétique soit élaborée: la théorie de la parentèle, l'un des outils les plus performants de la sociobiologie. Hamilton postule que des individus stériles peuvent très bien avoir intérêt à ne pas se reproduire pour leur propre compte, mais à propager leurs gènes à travers des apparentés fertiles. Il appelle cela un acte d'« altruisme » (sans référence à une intentionalité). Les hyménoptères, comme les fourmis ou les abeilles, en offrent une parfaite illustration. Chez ces insectes, la reine est la mère de tous les autres membres de la société. Lorsque l'ouvrière défend le nid ou la ruche, lorsqu'elle accumule de la nourri-ture..., elle favorise indirectement la reproduction de sa mère, donc la production de nouvelles soeurs. Et c'est à chaque fois une portion de son patrimoine génétique qui se propage. De plus, un seul acte sexuel entre la reine et un mâle sert des milliers de fois, car la reine garde en - stock - dans une glande - le sperme du même mâle. Sperme à partir duquel une foule de filles étroitement apparentées sont fabriquées. Ainsi, de façon paradoxale, une fourmi qui ne se reproduit pas mais se consacre à favoriser la reproduction de sa mère propage plus sûrement son patrimoine héréditaire que si elle se reproduisait elle-même. Tout ce raisonnement, Hamilton l'a mené dans les années 60. Mais il a fallu attendre la décennie suivante pour que Wilson s'en fasse l'imprésario. Enfin, les années 80 ont apporté la démonstration finale. En effet, pour être certain que cette théorie fonctionne, encore fallait-il démontrer que les adeptes de l'altruisme savent évaluer le degré de parenté d'un congénère. Un autre pan de la connaissance que la sociobiologie a ouvert. On sait désormais que les abeilles savent reconnaître leurs soeurs à l'odeur. Et depuis 1987, il a été montré que rats et souris peuvent repérer un frère ou une soeur sans l'avoir jamais rencontré. La durée passée à explorer un congénère est inversement propor-tionnelle au degré de proximité génétique : plus l'individu est proche, moins le rat va le renifler. Aujourd'hui, si la sociobiologie inspire de en plus de recherches sur l'homme, je vous rassure: je ne connais actuellement aucun sociobiologiste qui oserait prétendre à une prédétermination génétique des comportements humains et même animaux.

• RECUEILLI PAR CATHERINE MALLAVAL
(1) A publié la Fourmi et le sociobiologiste, Ed. 0 Jacob, 1993. Participe à la semaine de la science de Saint-Michel sur Orge (jusqu'à samedi, en association avec Libération et France-Culture). Organise en août le prochain congrès mondial sur les insectes sociaux à la Sorbonne.
(2) a reçu, cette année, le prix Kyoto, qui se veut un concurrent du prix Nobel

Hamilton postule que des individus stériles peuvent tout à fait avoir intérêt à ne pas se reproduire pour leur propre compte mais à propager leurs gènes à travers des apparentés fertiles. Ce qu'il appelle un acte d'«altruisme».

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