Les mystérieuses phéromones

Les bêtes ont leur secret, de Jacques Trémolin, Grasset 1977-78 et Hachette 1982-86. Poche 1986.

Là, nous allons faire de la biologie de pointe. On va parler des phéromones, des corps, découverts tout récemment, qui expliquent, entre autres, la transmission des ordres dans une termitière. Ces produits chimiques, ont on a établi la formule (mais je ne vous la dirai pas : elle est encore plus compliquée que celles de nos médicaments), sont sécrétés par un individu — une fourmi, une abeille, un termite par exemple, mais il y en a
aussi chez beaucoup d'autres animaux et peut-être chez tous — et modifient le comportement d'un autre individu. C'est leur nouveauté.
Quand vos glandes personnelles fabriquent quelque chose, ça modifie votre comportement à vous. Les autres s'en moquent. Si vous sécrétez un jet d'adrénaline, c'est vous qui vous mettez en colère, pas moi. Au contraire, les phéromones agissent sur le voisin.
Un exemple ? Faites peur à une fourmi, elle sécrétera un nuage de gaz qui, en six secondes, s'étendra à quelques centimètres au-dessus d'elle pour disparaître treize secondes plus tard. Un gaz d'alerte, qui veut dire « J'ai peur ! ». Toutes les fourmis voisines, qui l'ont senti, accourront. La fourmi terrorisée avait émis des phéromones. Autre exemple, plus surprenant : toute la saison, les abeilles d'une ruche fabriquent des alvéoles
ordinaires où d'autres abeilles nourriront « ordinairement » les larves et ça donnera des ouvrières sans sexe, ni mâles ni femelles. Mais, à un moment donné, ces mêmes abeilles (ou leurs soeurs) se mettront à construire des alvéoles de taille et de forme différentes, où les nourrisseuses apporteront une nourriture spéciale, la « gelée royale ». Ensuite les larves ainsi logées, ainsi nourries, deviendront des reines, sexuées, femelles.
Pourquoi les abeilles se sont-elles mises à construire des alvéoles royaux au lieu d'alvéoles ordinaires ? On a fini par découvrir que la reine avait, près des mandibules, une glande qui sécrétait des phéromones qui empêchaient le développement des organes sexuels des abeilles. Celles-ci recevaient ces phéromones en nourrissant la reine de bouche à bouche, quand leurs mandibules touchaient les siennes. Alors, elles construisaient leurs alvéoles ordinaires. Mais, au moment où il faut construire des alvéoles royaux, la sécrétion de ces glandes de Sa Majesté se modifie. Les abeilles qui la reçoivent la repassent à leurs camarades puisque tout le monde s'entre-nourrit de bouche à bouche, on se met à construire des alvéoles royaux, et le reste
suit. Il s'agit, en somme, d'un langage par produits chimiques, d'une langue des odeurs.. Voilà expliqué (à moitié) le mystère de notre termitière de tout à l'heure la reine sécrète des phéromones que les ouvriers recueillent en lui donnant à manger quand ils entrent dans la casemate royale, tout le monde en a sa part puisque tout le monde se nourrit de bouche à bouche et les ordres de Sa Majesté circulent à travers la termitière. Ce qui n'explique pas pourquoi la reine des abeilles ou celle des termites ont modifié leurs sécrétions, décidé, l'une qu'il fallait construire des alvéoles royaux, l'autre de réparer la termitière. On le saura un jour, sans doute, des foules de données interviennent aussi pour modifier les façons d'agir de ces insectes sociaux. Mais on a fait un grand pas en découvrant ces phéromones. D'autant plus qu'on en trouve partout, maintenant, et dans des cas imprévisibles.
Jusqu'à présent, les phéromones qu'on découvrait n'agissaient qu'entre individus de la même espèce. Entre abeilles, entre fourmis, entre termites. En somme on avait prouvé que ces insectes employaient un langage chimique (je devrais dire un « mode de communication » mais c'est trop compliqué), la belle affaire !
On savait depuis longtemps que la femelle du bombyx du mûrier, après avoir été larve, c'est-à-dire ver à soie, émettait un gaz que le mâle sent à onze kilomètres (record actuel) et que ce mâle arrive à toutes ailes, tend ses pattes (où est l'organe de son odorat) pour vérifier ce qu'il avait senti, émet à son tour un petit gaz et qu'ensuite ils s'accouplent. Ils avaient « communiqué par odeur ». Mais, où on a été surpris, c'est en découvrant ces
phéromones qui, émises par un animal d'une espèce, modifiaient le comportement, les façons de faire, d'une bête d'une autre espèce.
C'est ce qu'ont trouvé M. Rothschild et M. Ford, qui ne sont ni banquiers ni constructeurs d'automobiles, mais zoologues. Leur animal préféré est la puce du lapin. Pourquoi pas ? Une chose les tracassait. Leurs puces de lapin s'accouplaient toute l'année, comme c'est la mode chez les puces, mais les femelles ne se mettaient à
pondre qu'au moment où les lapines, leurs hôtes, avaient leurs petits lapins. Comme si ces puces avaient appris qu'avec de nouveaux lapins dans la cage on aurait davantage à manger et qu'ainsi elles pouvaient pondre.
Ce qui tout de même les surprenait : ils ne pouvaient pas imaginer une puce comptant les lapins de la cage et se disant : « Tiens ! ils n'étaient que deux, hier, et maintenant il y en a six : pondons ! » Impossible ! D'autant plus que, si on apportait de nouveaux lapins dans la cage, des lapins adultes, les puces ne pondaient pas...
Alors ? Alors MM. Rothschild et Ford ont découvert que le lapereau nouveau-né, entre son premier et son septième jour, émettait un gaz, qu'ils ont analysé, dont ils connaissent la formule, qui incitait la puce de lapin à pondre. On savait bien que chaque espèce dépendait des autres, mais pas à ce point et on ne soupçonnait pas le mécanisme de cette dépendance. Le voilà, avec les phéromones.
Car on en a trouvé aussi chez les singes rhésus, et chez bien d'autres bêtes. Y en a-t-il chez nous ?
Émettons-nous, sans le savoir, des produits qui modifient les façons de faire des autres ? On le découvrira un jour et ça expliquera bien des choses...