L'insecte dans tous ses états

Mis à jour le 27-Sep-2022

L'insecte dans tous ses états, sous la direction d'Alain Montandon, Presses Universitaires Blaise-Pascal (2022). des images et discussions sur de nombreux insectes dans la peinture, sculpture, littérature, avae de belles photos. Par exemple sur les papillons, sauterelles, moustiques, lucanes, cicindèles, etc.. On y parle très peu des fourmis. des jeunes abbés peuvent être transformés en fourmis (p. 26). Germaine Richier, sculptrice, a réalisé une fourmi en bronze en 1953 qui est au Musée de Grenoble (p29). il y aussi des timbres (p.129).

Une ruche dans Theatrum insectorum de Thomas Moffet 1658, avec une fourmis devant la ruche :

Des timbres :      

Voir "Le travail de fourmi du cinéma", par Jean-Michel Durafour, p. 74-77, des extraits :
Selon au moins trois modalités. Théorique - comme chez Eisenstein rappelant dans ses Mémoires qu'Edgar A. Poe a repris « la tradition de la composition en premier plan », très précisément dans la nouvelle Le Sphinx où un papillon de nuit prisonnier d'une toile d'araignée est tenu pour un monstre cyclopéen par un observateur victime d'une illusion optique. Médiatique - on trouverait, par exemple, dans des films aussi différents qu'une comédie hollywoodienne du genre de The Ladies Man (1961) de Jerry Lewis ou un court métrage expérimental comme Farfallio (1973) de Paolo Gioli un rapprochement appuyé entre le clignotement de l'obturateur, animant les images sur l'écran, et le battement d'ailes des papillons ouvrant leur surface supérieure la plus colorée au regard. Narrative - combien de récits ont pour sujet, à des fins tantôt subtilement allégoriques, tantôt immédiatement sensationnalistes, des insectes mutants devenus titanesques (fourmis, araignée, mante religieuse même), des invasions d'espèces tueuses (abeilles, cafards), des hybrides d'arthropodes et d'êtres humains (homme-mouche, femme-guêpe), voire toute la cohorte d'extraterrestres aux morphologies plus ou moins expressément inspirées par des tournures entomologiques (Alien, Starship Troopers) ? Dans de telles intrigues, ce n'est nullement le réalisme qui importe mais bel et bien encore la vision : ce sont des récits spéculatifs. Comme le notait déjà Galilée en ses Dialogues sur les deux principaux systèmes du monde (1632), la densité de la matière empêche que les animaux terrestres puissent aller au-delà d'une certaine taille : une fourmi géante connaîtrait une telle détérioration des proportions de ses membres qu'elle ne ressemblerait plus du tout à une fourmi I Il ne faut donc pas tenir rigueur à Them ! (1954) de Gordon Douglas que des fourmis hautes comme des bus scolaires y sèment la panique ; en revanche doit-on s'in-téresser de près au fait que, dans le film comme pour les spectateurs, ces spécimens irradiés ne sont vus pour la première fois que lorsque le protagonistes chaussent des lunettes spéciales, de protection contre le vent du désert dans l'intrigue mais de portée toute différente sur le plan visue et discursif (le film fait partie d'une courte serie stéréoscopique — House of Wax, It Came from Outel Space, Creature from the Black Lagoon — à laquelle il devait initialement appartenir)...

Phase IV de Saul Bass, unique long métrage signé en 1974 par le célèbre graphiste de nombreux génériques de Preminger et Hitchcock, met en scène - expressis verbis dans sa version première recomposée tardivement - le remplacement progressif de l'espèce humaine par les fourmis à travers la mésaventure de trois personnages reclus (deux savants et une jeune femme) et un montage alternant vues fictionnelles et procédés empruntés au documentaire animalier en macrophotographie (la scène de « l'enterrement » est restée fameuse).

Un plan du film est, à ce titre, tout à fait exceptionnel. Étendue sur un lit de fortune, Kendra Elridge, seule survivante de l'attaque de la ferme familiale par des fourmis, observe sur sa mail le curieux spécimen à l'abdomen vert que nous suivons depuis le début du film et qui est à fois l'éclaireuse et la générale en chef des armées myrmécologiques assiégeant le complexe scientifique servant de décor principal au film. L'insecte (à contre-jour), que nous avons commencé par voir remonter le long des jambes puis du ventre, est net tandis qu'il se tient devant le visage de Kendra endormie dans le flou de l'arrière-plan puis, comme elle se réveille et aperçoit la fourmi, la netteté se déplace vers l'arrière de l'image, le contours de l'animal devenant plus confus. Ce plan utilise deux moyens exclusivement cinématographiques - une « transparence » (on rétroprjette une image tournée à part servant de fond aux acteurs - ici la figure humaine) et un changement de mise au point (en fait deux, puisque la fourmi est filmée devant une image dans l'image) - pour amener l'échelle des rapports physiques à questionner ce que pourrait être une relation intime interspécifique entre être humain et fourmi, n'existant nulle part ailleurs que dans ce retour-nement du visible ; relation dans laquelle les deux ne feraient pas que se croiser ou vivre à côté l'un de l'autre, comme c'est très souvent le cas dans la vie de tous les jours - sauf dans certains textes de Cortazar ou de Calvino -, mais parviendrait à se considérer, à se dévisager, la seconde y gagnant un visage (plusieurs gros plans réguliers sur les fourmis du film vont dans le même sens) et le premier, la possibilité d'y perdre le sien. Malgré leur taille respective, non seulement la femme voit la fourmi, la voit comme un animal doté d'une intelligence propre -(elle lui parle, et les fourmis envoient des messages cryptés aux occupants de la base), mais la fourmi, elle aussi, même si elle est essentiellement aveugle, voit la femme : par le truchement du cinéma, chacune se voit, selon son propre niveau de conscience (le cinéma est historiquement un art darwinien des métamorphoses et des capacités d'espèces), voyant l'autre dans les yeux de l'autre. Pour la première fois, nous sommés en mesure d'apprécier ce que peut vouloir dire regarder une fourmi dans les yeux ou, pour une fourmi ceteris paribus, regarder un être humain dans les yeux, car le cinéma seul peut réduire nos yeux à la taille des yeux d'une fourmi, c'est-à-dire amener, comme ici, la fourmi à adop-ter la posture du spectateur devant le film : elle-même est filmée devant une image projetée sur un écran installé à distance et le visage humain a pour elle la taille que le gros plan lui confère pour qui regarde n'importe quel film dans une salle de cinéma. La mise en abyme est explicite : regarder un film, c'est devenir fourmi.
La fourmi est l'alliée de la mobilité des proportions du visible. N'est-ce pas à Delacroix que Benoît Mandelbrot a rapporté l'origine des fractales - Cette mathématique pour laquelle une distance est toujours étirable à l'infini par le milieu et qui fait que, lorsque nous parcourons dix mètres à pied, la fourmi en franchit des centaines puisqu'elle doit grimper sur le moindre caillou, descendre la moindre déclivité, tous obstacles qui ne manquent pas de lui rallonger son trajet, et que les dimensions des objets ne sont pas fixes mais dépendent de la taille et de la distance de l'observateur - ce jour du 5 août 1854 où, dans la forêt de Champrosay, le peintre s'est souvenu avoir voulu dessiner des rochers à Trouville en s'inspirant des falaises de la côte mais qu'il lui avait alors manqué une échelle de grandeur, ce qu'il ne comprend que maintenant en regardant « une grande fourmilière, formée au pied d'un arbre, moitié par de petits accidents de terrain, moitié par les travaux patients des fourmis : ce sont des talus, des parties qui surplombent et qui forment de petits défilés, dans lesquels passent et repassent les habitants d'un air affairé et comme le petit peuple d'un petit pays, que l'imagination peut grandir dans un instant » (Journal) ?
Le cinéma détaille-t-il le monde, en l'élargissant, en le rétrécissant, autrement que comme une machine à le fractaliser, à en faire un monde habité par des fourmis ? En cela, Phase IV met en scène rien de moins que le destin de l'image cinématographique. Une invention des hommes à l'intention des fourmis.