Bien avant les humains, ces insectes ont bâti des champignonnières et les ont protégées grâce à des bactéries naturelles.
LE MONDE | 07.10.2018 à 18h00 | Par Nathaniel Herzberg
Tous les livres d’histoire s’y accordent : l’agriculture a été inventée il y a quelque 10 000 ans, quelque part entre l’Anatolie et le Moyen-Orient, sonnant le début de l’ère néolithique. Pourtant, tous les livres se trompent. Bien avant notre espèce, il y a quelque 57 millions d’années, un groupe de fourmis a commencé à cultiver des champignons afin de s’en nourrir. Et il a fait des petits. Aujourd’hui, pas moins de 200 espèces de fourmis attines, réparties sur l’ensemble de l’Amérique latine, ont adopté cette pratique.
Des paysannes, vraiment ? Hongjie Li, chercheuse à l’université du Wisconsin à Madison (Etats-Unis), est habituée à la question. « Typiquement, un paysan prépare un substrat, plante une semence, attend que la récolte soit prête, puis moissonne et conserve les meilleurs plants pour l’année suivante, le tout accompagné d’un programme de contrôle des nuisibles, détaille-t-elle. Eh bien, c’est exactement ce que fait la fourmi. »
La révélation ne date d’hier. En 1874, le naturaliste britannique Thomas Belt, de retour du Nicaragua, décrivait les champignonnières érigées par les fourmis attines. D’autres après lui ont montré la variété des techniques employées. « Certaines espèces rassemblent des déjections de chenilles et des déchets verts, des cadavres d’insectes ou d’arthropodes, décrit Hongjie Li. D’autres vont découper des morceaux de plantes vivantes qu’elles rapportent au nid. » La marchandise est alors préparée par des ouvrières spécialisées qui inoculent leur précieuse moisissure afin qu’elle prospère, « en contrôlant constamment l’humidité et la température, et en protégeant la récolte contre les attaques de pathogènes », précise la chercheuse.
Dans un article publié dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences américaine (PNAS), le 3 octobre, la biologiste et ses collègues de Madison se penchent sur cette dernière particularité et décrivent l’étonnant « biocontrôle » mis en place par l’animal. Car les bons champignons sont attaqués par des mauvais, les Escovopsis. Pour s’en protéger, les fourmis ont passé un pacte avec des bactéries : elles hébergent et nourrissent ces Pseudonocardia qui, en retour, éliminent les vilaines moisissures. En analysant 67 spécimens de différentes espèces conservées dans les collections américaines, et des fossiles retrouvés en République dominicaine et préservés dans l’ambre depuis 15 millions d’années, les chercheurs en ont retracé l’histoire.
Ainsi, peu après avoir épousé le régime fongique, les fourmis attines ont accueilli les bactéries. Pour mieux les attirer, elles ont développé, derrière leur tête, sur leurs flans ou sous leurs pattes, de minuscules « cryptes » qui les tiennent au chaud, et des glandes associées qui les nourrissent. L’ensemble de ces accessoires consommerait 25 % des dépenses énergétiques de l’insecte. Si bien qu’alors que, les uns après les autres, trois sous-groupes d’attines adoptaient ce dispositif, 22 % des converties l’ont par la suite abandonné, « sans doute en raison d’un changement d’environnement et d’une baisse de la menace pathogène », estiment les chercheurs.
Cette recherche témoigne, une fois encore, de l’étonnante
évolution de ces insectes sociaux. Mais elle entrouvre également
une porte sur notre propre avenir. Car, non contents de copier les pratiques
agricoles des fourmis, les humains les ont suivies dans l’usage de l’outil
bactérien. Les deux tiers de nos antibiotiques proviennent en effet de
la famille chère à l’hyménoptère, les actinobactéries.
Sauf qu’en quelques dizaines d’années, les microbes ont développé
des résistances contre bon nombre de nos traitements. Comment l’insecte,
lui, a-t-il tenu des millions d’années ? « Je crois profondément
que les mécanismes de cette ancienne symbiose réduisent l’émergence
de résistances », affirme Cameron Currie, la coordinatrice du projet.
Et si, là encore, nous nous en inspirions ?