Les républiques légendaires

Mise à jour le 27-Jan-2021

Dans les "Fables de mon jardin", un essai sous forme de récit de Georges Duhamel (Mercure de France en 1936). Il raconte que Mme Combes, grande observatrice des fourmis avait déjà marqué des fourmis et noté qu'il y avait des fainéantes "unemployed" et seulement 15% de véritables travailleuses (Combes 1935; 1937)


"Parce qu'ils nous sont directement sensibles, souvent douloureux et parfois même intolérables, les vices, les manquements et les crimes de nos sociétés humaines nous inclinent à chercher, dans les sociétés animales, des inspirations, des consolations, des modèles. Nous pouvons être frappés d'horreur par le rigoureux communisme des abeilles et des fourmis, nous ne pouvons pas ne point admirer leur discipline, leur ardeur au travail, enfin ces vertus éclatantes que tous les observateurs ont célébrées, depuis qu'il y a des hommes et qui regardent et qui jugent.
En ce qui concerne la ruche, l'accord est toujours parfait. Les travaux des spécialistes ne nous laissent pas mettre en doute le caractère général des vertus laborieuses.
En revanche, voici que nos préjugés — je n'ose plus dire nos connaissances — sur les fourmis et les fourmilières semblent appeler révision. Voici que les mérites légendaires des fourmis ont provoqué l'inquisition, les soupçons et le jugement des naturalistes. Une fois de plus, il nous faut renoncer aux interprétations rassuran-tes de l'imagerie scolaire.
On ne saurait dire que « la fourmi » n'est pas travailleuse. Des millions de cités ordonnées et magnifiques, grouillant sur toute la face du monde, attesteraient le contraire. Mais il paraît que toutes les fourmis ne sont pas également travailleuses. Il paraît même que, dans la fourmilière comme ailleurs, ce sont toujours les mêmes qui font, à elles seules, toute la besogne, toujours les mêmes qui s'occupent des enfants, toujours les mêmes qui se font tuer.
Mme Marguerite Combes, poète, philosophe, héritière d'une dynastie de savants et parfaite observatrice des fourmis, a publié récemment des « Observations d'après lesquelles l'activité des fourmis serait le fait d'une minorité de travailleuses dans tous les groupements étudiés ». Je cite le titre en entier. Il contient toute la déconcertante nouvelle.
D'autres chercheurs avaient déjà, depuis longtemps, mis en doute non la discipline du travail dans la four-milière, mais plutôt la bonne organisation et surtout l'excellence de son rendement. Il suffit de regarder attentivement un groupe de fourmis ouvrières en pleine activité pour voir que cette besogne, pour fiévreuse.
qu'elle soit, n'est pas très méthodique. Il arrive qu'une bestiole semble frappée d'inspiration en face de la difficulté, mais nous n'avons pas le sentiment qu'elle raisonne et qu'elle applique des lois. Beaucoup d'efforts sont inconcertés, parfois contradictoires, et quand un fardeau s'ébranle et se meut, il cède à une composante de forces dont certaines opèrent au hasard.
Mme Marguerite Combes va beaucoup plus loin dans ses investigations et les questions qu'elle a posées ont reçu des réponses précises. J'allais ajouter « hélas ! ». Toutes réflexions faites, je m'en abstiens.
Mme Combes a fait porter ses expériences sur des fourmis travaillant en espace clos, mais à l'air libre, et sur des espèces différentes. Elle a fort ingénieusement marqué les bestioles, afin de les suivre et de les reconnaître. Elle a tour à tour noté les démarches et le comportement des pourvoyeuses, des nourrices, des bâtisseuses et des militaires ; certains individus pouvant assumer successivement plusieurs fonctions.
Les conclusions sont nettes. Une petite partie des fourmis observées font à elles seules tout ce qu'il faut faire. Les autres s'agitent vainement. Mme Combes m'a dit, de vive voix, qu'elle estimait à quinze pour cent le nombre des travailleuses effectives, chiffre que je trouve très bas.
Sous leur réserve toute scientifique, les observations de Mme Marguerite Combes sont riches d'enseignement, d'images ou de symboles. Nous apercevons, dans le petit tableau, plusieurs types qui ne nous sont pas inconnus. Dans le groupe des fourmis de bonne volonté, nous remarquons assez vite la brave fille zélée, dévouée, le bourreau de travail, celle qui fait presque tout à elle seule, inlassable, ivre d'ardeur. Nous reconnaissons l'entraîneuse, qui détermine ses compagnes à l'action, les guide et leur donne exemple. Nous retrouvons la « bonne équipe », composée des mêmes ouvrières sur lesquelles on peut toujours compter. Nous voyons aussi la « nurse », fervente, toujours prête à promener, à dorloter les larves ; elle me fait penser à cette infirmière que j'ai connue, jadis, à la clinique d'accouchement de l'hôpital Saint-Louis, à cette fille stérile, vierge, inépousée, mais folle de maternité, qui pouponnait les nourrissons des autres et donnait tous les signes d'une sainte et admirable extase.
Nous pouvons même, en lisant cette sèche et précieuse communication, découvrir une remarque instructive sur le caractère invétéré de certaines vertus : changées de sol et de société, les fourmis courageuses restent courageuses. Nous percevons enfin quelque clarté sur l'éternelle querelle des générations. Mme Combes semble croire que les vieilles fourmis sont, plus que les jeunes, ardentes à la besogne.
L'excellente observatrice nous parle des laborieuses. Elle ne dit rien des autres et je le regrette. Ces fourmis « qui ne font rien » — et qui sont le plus grand nombre — que font-elles en vérité ? Que sont-elles, plutôt ?
Sont-elles malades ? C'est peu probable. L'acide formique protège de toutes les infections ces bestioles privilégiées. Se livrent-elles à la méditation, aux rêveries métaphysiques ou poétiques ? Devons-nous les assimiler aux humanistes, aux intellectuels de nos sociétés humaines, à ces individus dont le travail, purement spéculatif, n'apparaît guère au regard de l'observateur ? Pouvons-nous même, poursuivant notre songerie, les imaginer semblables aux reclus des ordres contemplatifs ? Rien n'autorise une hypothèse de cette sorte. Si j'ai bien compris le travail de Mme Combes et si j'en crois mes observations fugitives, les fourmis fainéantes s'agitent, elles ne rêvent pas. J'ai dans le voisinage immédiat de ma maison des champs, une petite fourmilière. Elles ont fait un chemin tout autour des murailles, exactement au pied des murailles. J'appelle ce chemin la route nationale, parce qu'il me fait penser à nos grandes routes du dimanche où s'agitent vainement tant de gens qui ne vont nulle part et qui sont quand même pressés. Il m'est arrivé souvent de suivre une de mes fourmis domestiques et de penser, malgré moi, à ces employés de bureau qui, des paperasses en main, vont d'un étage à l'autre ou d'un bâtiment à l'autre, simplement pour se promener, mais en donnant toutefois l'illusion d'une belle activité laborieuse.
Ces fourmis « unemployed » sont-elles en congé régulier ? J'y pense et n'ose y croire.
Enfin, dernière pensée, ces fourmis qui ne font rien, sont-elles des fourmis « chômeuses » ? Cette dernière supposition est si pénible pour un homme de notre temps qu'on ne veut point s'y arrêter. Au reste, les observateurs de la fourmilière s'accordent encore sur un point, c'est que la question sociale semble, dans la fourmilière, définitivement résolue : toute fourmi qui a faim demande de la nourriture et, paraît-il, en reçoit. L'homme pense : ainsi soit-il !

Voir
- Combes, M. (1935). Observations d'apres lesquelles l'activité des fourmis serait le fait d'une minorité de travailleuses dans tous les groupements etudies. Ann. Sci. Nat. Zool. 18: 97-102.
- Combes, M. (1937). Existence probable d'une élite non différenciée d'aspect constituant les véritables ouvrières chez les Formica. C. R. Acad. Sci. Fr. 204: 1674-1675.