https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/10/27/les-abeilles-domestiques-d-une-meme-ruche-se-reconnaissent-grace-a-leur-microbiome_6057525_1650684.html
Les membres d’une colonie d’« Apis mellifera » partagent la même signature olfactive, exhalée par leurs hydrocarbures cuticulaires et liée à une flore bactérienne intestinale spécifique.
Par Fanny Rohrbacher, Le Monde Science et Médecine, 27 octobre 2020
« Vos papiers, s’il vous plaît ! » Vigiles postés à l’entrée de la ruche, les abeilles gardiennes contrôlent l’identité de celles qui veulent y accéder. La surveillante inspecte la « carte d’identité » de la mouche à miel en reniflant ses hydrocarbures cuticulaires, une pellicule imperméable qui recouvre sa carapace (la cuticule). « Chaque colonie possède un profil olfactif, un parfum particulier, explique Martin Giurfa, directeur du Centre de recherche sur la cognition animale (Toulouse). Chez les insectes sociaux, pas seulement les abeilles, l’identité coloniale permet à chaque individu de la colonie de reconnaître non seulement ses partenaires mais aussi les intrus. En période de disette, il arrive que des abeilles s’attaquent à d’autres colonies. »
Mais un mystère demeure. « Lors du fameux vol nuptial, plein de bourdons fécondent la reine. Une seule mère et… des dizaines de pères différents ! Comment se fait-il, alors, qu’au sein d’une colonie à la diversité génétique très importante, les abeilles possèdent finalement toutes la même signature chimique ? »
Une étude américaine, parue dans Science Advances le 14 octobre, apporte de premières réponses : c’est la flore bactérienne intestinale des abeilles, le microbiome, qui influence le cocktail d’hydrocarbures cuticulaires. « Chaque colonie d’abeilles possède en réalité un microbiome spécifique. Cela n’avait jamais été montré avant ! », se réjouit Cassondra Vernier (Université Washington, Saint-Louis, Etats-Unis), autrice de l’étude. « On savait que de nombreux facteurs pouvaient influencer ce profil, comme la génétique, le régime alimentaire, l’âge, la température. Mais on ne savait pas exactement pourquoi les colonies possédaient des signatures chimiques différentes. » En partageant constamment de la nourriture entre elles, les abeilles échangent aussi leur cocktail microbien.
Mais la manière dont la flore bactérienne parvient à modifier le profil olfactif des abeilles reste encore un mystère : les bactéries ne peuvent pas accéder aux œnocytes, les cellules sous-cutanées des abeilles synthétisant les hydrocarbures cuticulaires. La chercheuse suppose qu’« il est plus probable que le microbiome influence la qualité de la signature chimique, en modifiant l’expression des enzymes utilisées dans ces réactions biochimiques ou en fournissant différents composés aux œnocytes ». En métabolisant les sucres, les bactéries produisent des molécules que les abeilles peuvent utiliser pour synthétiser les hydrocarbures cuticulaires, phéromones impliquées dans la reconnaissance coloniale mais aussi sexuelle et sociale (ventileuses, gardiennes, nettoyeuses…).
Que les interactions hôte-flore
bactérienne jouent un rôle important est un fait connu chez d’autres
animaux. « Certains aspects du comportement animal en général,
et en particulier de la sociabilité, peuvent avoir évolué
via une codépendance entre les animaux hôtes et leurs microbes
», explique Cassondra Vernier. Une étude internationale de 2019
montre qu’un traitement antibiotique produit un effet sur les comportements
de reconnaissance et d’agression chez les fourmis coupe-feuille, «
suggérant une corrélation entre les profils chimiques et la présence
de certaines espèces microbiennes dans l’intestin ». De nombreuses
études ont démontré que la flore bactérienne est
capable de réguler la biodisponibilité d’un grand nombre
de molécules qui influent sur le comportement social des animaux, y compris
les glucocorticoïdes, les hormones sexuelles et les neurotransmetteurs.