Catherine Vincent Le Monde 24 novembre 2001
Cela fait plus d'un demi-siècle qu'elle nous est devenue intelligible, mais son "décryptage" n'est toujours pas achevé. Plus d'un demi-siècle qu'elle a fait naître de passionnantes controverses, et le débat n'est toujours pas clos. Plus d'un demi-siècle, depuis ce jour de 1946 où l'éthologue autrichien Karl von Frisch présenta à Zurich, devant la Société suisse des sciences naturelles, ses premières et magistrales conclusions sur la "danse" des abeilles... Et toujours la question demeure : cette chorégraphie fabuleuse, par laquelle les "éclaireuses" informent les autres butineuses du lieu où se trouve la source de nourriture qu'elles ont repérée, constitue-t-elle pour autant un langage ?
Certitude : ce moyen d'expression symbolique n'est pas le seul. Les phéromones, sécrétions odorantes circulant des unes aux autres par la bouche et les antennes, sont également les agents d'un dialogue chimique indispensable à la survie des abeilles. Il en est des "royales" qui, léchées par les ouvrières admises à la cour, sont ensuite diffusées à toute la colonie. D'autres, "d'alarme" et "de marquage", dont la fabrication incombe aux ouvrières ; d'autres encore émises par les faux bourdons ou le couvain. Du contrôle des réserves de nourriture à la régulation des populations, du repérage des lieux d'essaimage au maintien de la température à l'intérieur de la ruche, les phéromones sont omniprésentes dans la vie de la colonie. Mais il s'agit là d'un moyen de communication courant dans le règne animal, et plus encore parmi les insectes.
La danse, c'est autre chose. Propre aux abeilles, et d'une complexité déconcertante, elle garde son mystère. Von Frisch, qui en fut récompensé en 1973 par le prix Nobel de médecine, avait certes compris l'essentiel : l'éclaireuse, par l'orientation et la vitesse des mouvements qu'elle effectue sur les rayons de la ruche, indique à ses congénères la direction et la distance de la source de nourriture (située, souvent, à plusieurs centaines de mètres) qu'elle a découverte. Mais comment ce code s'inscrit-il dans le programme biologique ? Pourquoi diffère-t-il d'une espèce à une autre, de telle sorte – il ne s'agit que d'un exemple – que 45 mètres de distance sont représentés chez Apis mellifera carnica par un certain frétillement, quand le même, chez Apis mellifera ligustica, correspond à 20 mètres ? Et peut-on, à propos de ces étranges variations, parler de "dialectes" ou de "conventions", comme certains spécialistes n'ont pas hésité à le faire ?
"Une telle appellation ne va pas de soi", tempère Dominique Lestel, philosophe et éthologue, auteur d'un ouvrage récent sur Les Origines animales de la culture (Flammarion, 368 p., 20 € ). En effet,"si cette communication s'appuie sur un arbitraire, ce dernier l'est au niveau de l'espèce, et il n'a jamais été négocié, ni ne le sera jamais, par chaque abeille dans le groupe auquel elle appartient". La complexité de cette forme d'expression, ajoute-t-il, est pourtant indéniable. Elle s'est même révélée de plus en plus importante au fil des ans, "jusqu'à devenir souvent troublante". Car on suppose désormais que les abeilles établissent de véritables cartes mentales, à partir desquelles elles s'orientent dans leur environnement. Leurs danses doivent donc être réexaminées dans cette perspective. Laquelle, langage ou non, implique de leur part de solides capacités cognitives.
De ces prouesses, que nous reste-t-il à découvrir ? "On sait depuis longtemps que l'abeille domestique Apis mellifera est capable d'apprendre, de mémoriser et de gérer une multitude de données sensorielles", précise Martin Giurfa, biologiste au laboratoire de cognition animale de l'université Paul-Sabatier, à Toulouse. Mais, lorsque sa propre équipe a démontré, au début de cette année, que le petit insecte était également capable de classer des informations visuelles ou olfactives selon qu'elles se ressemblent ou non, il a lui-même été surpris par l'ampleur de la tâche. Comme il le détaillait alors dans la revue Nature (daté du 19 avril), les abeilles ne se contentent pas, en effet, de reconnaître les paramètres physiques d'objets spécifiques ; elles peuvent également distinguer les relations qui les unissent, et maîtriser des notions abstraites comme la similitude et la différence.
"Dans la nature, cette capacité de discrimination joue sans doute un rôle important dans ce qu'on appelle la "constance florale", ce phénomène selon lequel une même abeille travaille toujours sur un même type de fleur, dont elle apprend à reconnaître la forme, la couleur et l'odeur", estime Martin Giurfa. Quant aux mécanismes neurobiologiques qui président à cette performance, il compte bien les cerner un jour. Etabli depuis peu à Toulouse, ce chercheur travaillait jusqu'alors à l'Institut de biologie de Berlin. Son équipe y a déjà repéré une aire du cerveau de l'abeille particulièrement intéressante, "qui semble fonctionner comme un centre d'associations multiples où convergent des signaux de tous ordres". Une zone qui pourrait, précisément, être mise en œuvre dans une fonction aussi complexe que l'apprentissage de la ressemblance.
Catherine Vincent
Suspense dans la ruche
Quelle mouche a donc piqué Rémy Chauvin, professeur honoraire d'éthologie à l'université Descartes, et Patrice Serres, dessinateur ? Gageons, en tout cas, qu'ils se sont bien amusés, et saluons le fruit de leur rencontre : Le Bal des abeilles, bande dessinée publiée par la petite maison d'édition Goral, est une réussite. Une fiction que ni Jules Verne ni Karl von Frisch n'auraient reniée, "où le vraisemblable est inventé et l'incroyable vrai",dans laquelle un minuscule robot, placé dans les rayons de cire d'une ruche éthiopienne, permet de communiquer avec ses habitantes... et de nous apprendre quantité de détails – tous scientifiquement exacts – sur leur vie privée. Le dessin est réaliste, et le suspense, bien construit, reste entier. Cet épisode est en effet le premier d'une trilogie. On attend donc la suite.
Le Bal des abeilles, Editions du Goral, 42 planches, 12 €.