Par la force des arbres
Edouard Cortès ( 2020 )

Mis à jour le 06-Jul-2022

Si vous faite un burn-out un livre à lire et que vous envisagez d'aller vivre dans un arbre: "Après un coup de tonnerre du destin, Édouard Cortès choisit de se réfugier au sommet d'un chêne, de prendre de la hauteur sur sa vie et notre époque effrénée. À presque quarante ans, il embrasse femme et enfants, supprime ses comptes sur les réseaux sociaux et s'enfonce dans une forêt du Périgord pour un voyage immobile. Là, dans une cabane construite de ses mains, il accomplit son rêve d'enfant : s'enforester, rompre avec ses chaînes, se transformer avec le chêne, boire à la sève des rameaux.Voir le pdf (p.61-64)

"26 mars. 8 heures
Les miettes de pain et le miel sur la cuillère sont, à première vue, la raison de cette invasion. Les fourmis entrent sans frapper à l'heure du petit déjeuner. La bouilloire en zinc siffle sur le réchaud. La vapeur d'eau embue les carreaux. La température est passée de cinq à vingt degrés en moins de dix minutes. La cuisinière sert de chauffage d'appoint pour la froideur des soirs et des matins.
La caravane de fourmis passe sans halte dans mon refuge. Leur voie suit une branche. Elles traversent le parquet, mon lit puis le toit pour arriver jusqu'aux bourgeons. Elles grimpent en cordée vers les cimes. La visite m'enthousiasme. Quand rien n'est prévu dans la journée, c'est qu'un rien peut la combler. Je suis leur ascension et sors au sommet. Que viennent-elles faire dans les houppiers ?
J'observe. L'activité la plus intense et restauratrice de ces mois. Parvenu aux rameaux, je comprends leurs efforts. Elles viennent rendre visite à de bonnes relations : des pucerons tètent l'arbre par les rameaux et les bourgeons. Le chêne les biberonne de sève.
Je me rassieds sur le banc-coffre. Reprends du thé. Croque dans une tartine. L'escapade des fourmis se prolonge. Certaines descendent déjà, apportant leur récolte dans un trou entre les racines. À l'entrée d'une fourmilière des gardes veillent nuit et jour. Un mot de passe permet d'entrer dans la forteresse. Le code s'échange d'un baiser chimique sur la bouche. Si le baiser n'est pas le bon, les soldats interviennent en nombre contre l'intrusion d'autres fourmis venues piller le palais.
Mon geai ou mon couple de mésanges bleues savent habilement en tirer parti. Ils sont adeptes du formicage (ne pas se tromper entre le m et le n). Quand quelques parasites les démangent, ils se placent sur la fourmilière, faisant mine de l'attaquer, le torse en avant et les ailes écartées. Les fourmis en danger forment leurs bataillons et projettent un jet d'acide formique. Le feinteur s'en réjouit et étale sur son plumage le liquide qui sert d'insecticide. Les bains de fourmis aussi revigorants que les bains de forêt.
Le geai élève des chênes, les fourmis élèvent des pucerons, les pucerons boivent la sève, les fourmis chassent les parasites des oiseaux, les oiseaux mangent les glands, les pucerons, les fourmis. Tous s'entraident et se dévorent. Tout se lie en un noeud complexe et harmonieux où vie et mort ne font qu'un. Tout est tragique et grandiose dans les infimes symbioses du vivant. La forêt me donne un joyeux vertige. Observant les petites choses sans pouvoir tout comprendre, je me sens minuscule parmi ces choses immenses.

Les fourmis logent en bas mais savent que les pucerons ont amorcé leur tétée quinze mètres plus haut. Le butin ? Elles se délectent du miellat, épais et onctueux, sécrété par les pucerons gorgés de sève. En échange de cette manne sucrée, les fourmis protègent les pucerons contre leurs prédateurs comme la coccinelle. Si la production de miellat se fait attendre, les fourmis tapotent de leurs antennes les dociles pucerons pour les traire. Les voilà devenant paysannes, éleveuses d'un troupeau de puces d'altitude. Ces fourmis, guides des hauteurs, affinent ma perception : la sève est aux bourgeons.
Combien de temps suis-je resté là à observer leur manège ? Pas autant sans doute que Jean de La Fontaine, maître des Eaux et Forêts. On le gronda un soir d'avoir perdu son temps depuis la matinée.
— Mais enfin, s'offusqua-t-il, je n'ai pas rien fait. J'ai regardé pendant des heures l'enterrement d'une fourmi.

Si j'avais la patience et la dextérité d'une fourmi, j'aurais sucré de miellat mon thé. Il fait, paraît-il, une bonne boisson. Mais j'ai assez peiné à l'élevage de brebis pour me mettre à soigner des pucerons. Je m'y prends différemment pour me régaler aussi des bourgeons. J'en glane quelques-uns. Je les laisse macérer trois semaines dans une flasque d'alcool et de miel. Je filtre. Le spiritueux est, dit-on, un remède efficace contre le surmenage. Je ne sais si la liqueur de sylve soigne mon mal mais toute la vitalité de l'arbre se concentre en un bourgeon. Je mets quelques perles de la force du chêne tous les matins dans mon bol
."

p. 87 "21 avril
Pourquoi ce lézard des murailles grimpe-t-il si haut dans le chêne quelques mètres au-dessus de moi ? Il est stoïque depuis plusieurs minutes sur une tache de lumière. Cherche-t-il à s'approcher du soleil pour dorer des oeufs qu'il porte dans le ventre ? De temps à autre, son corps frémit. J'observe. J'espère qu'il va m'instruire. Je prends les jumelles. Le lézard projette furtivement sa langue et happe des fourmis. C'est si rapide que les ouvrières n'ont pas le temps de réagir. Aux abords de leur piste, il prélève régulièrement dans leur rang, content de n'avoir qu'à tirer la langue pour se gaver. Elles continuent en file indienne sans s'affoler. Et dire que la cigale priait la fourmi sa voisine. Rassasié, le reptile reprend le chemin des racines
."

p. 66 "Les mésanges ont du flair. Elles tapissent et parfument leur nid de plantes aromatiques pour repousser les parasites des oisillons. Pour supprimer les pesticides, nous imitons les mésanges bleues en associant à nos cultures au jardin potager des plantes odorantes. Combien d'oiseaux sont-ils tombés au champ d'horreur de l'agrochimie et de l'urbanisation ? Le couple de mésanges qui niche près de moi consomme jusqu'à cinq cents insectes par jour pour nourrir sa nichée. En Europe, papillons, coccinelles, fourmis... quatre-vingts pour cent des insectes se sont éteints en trente ans. En France, un tiers des oiseaux en quinze ans. L'effacement des paysans et des oiseaux est le signal d'alarme du grand dérèglement de la vie. Comment supporterons-nous les printemps silencieux ?"

p. 115 "la chasse aux oeufs [de fourmis] continue... des centaines d'oeufs ovales et blancs. Les fourmis les ont installés au plus près des meittes de pain d'épice et des grains de sucre." Je pense qu'il s'agit plutôt de cocons.

p. 124 "Des fourmis me tiraillaient la jambe gauche engourdie."