Mimétisme chimique

Anne Teyssèdre, Pour la Science n°169, novembre 1991

Dans les sociétés naturelles de fourmis — ou d'autres insectes sociaux comme les abeilles, les guêpes sociales et les termites —, seuls les membres de la colonie sont tolérés : les ouvrières résidantes inspectent tout nouvel arrivant à l'aide de leurs antennes (sièges de l'olfaction chez ces insectes), et ne le laissent en paix que s'il porte le «visa chimique», caractéristique de leur colonie. Dans le cas contraire, l'animal, qu'il provienne d'une autre espèce ou d'une autre colonie de la même espèce, est agressé et chassé des lieux. Ainsi que l'a montré Adele Fielde au début du siècle, seules les jeunes fourmis fraîchement métamorphosées (imagos) et les larves d'origine étrangère sont épargnées par les attaques des ouvrières. Si la fermeture des sociétés de fourmis et la base olfactive de leur reconnaissance coloniale sont des phénomènes connus depuis le début du siècle, les recherches portant sur la nature chimique et les mécanismes de cette reconnaissance n'ont commencé que vers la fin ces années 1970. Les résultats accumulés soulignent la plasticité comportementale de ces insectes, que l'on considérait naguère comme de simples petits robots entièrement préprogrammés. Les derniers travaux réalisés au Laboratoire d'éthologie et de sociobiologie de Villetaneuse, concernant les colonies mixtes artificielles, indiquent que la nature des composés chimiques synthétisés par les fourmis dépend des conditions d'élevage. La reconnaissance olfactive de l'odeur coloniale e deux aspects : émission et réception des signaux chimiques. Les mécanismes de la reconnaissance des signaux chimiques ont été démontés : à la suite des découvertes de M. Jaisson sur l'ontogenèse de la reconnaissance de l'odeur spécifique (c'est-à-dire propre à l'espèce) chez les fourmis, M. Morel a montré en 1982 (chez Camponotus vagus) que l'odeur coloniale est apprise et retenue par les toutes jeunes fourmis (imagos). Peu après, M. Isingrini et A. Lenoir ont démontré (sur Cataglyphis cursor) que l'empreinte olfactive de l'odeur coioniale peut avoir lieu ces le stade larvaire. Ainsi, tout comme les jeunes oisons apprennent à reconnaître visuellement, après leur éclosion, les caractéristiques physiques de leur mère, les jeunes fourmis «s'imprègnent» olfactivement de la signature cnimique de leur colonie. Grâce à ce processus d'apprentissage précoce, le visa chimique reconnu par les ouvrières d'une colonie est en permanence calqué sur l'odeur de la colonie : celle-ci peut cnanger d'une génération à l'autre (en fonction du milieu ou des génotypes individuels) sans que la cohésion coloniale soit perturbée. Cette plasticité de la reconnaissance olfactive assure donc la longévité, en dizaine d'années, des sociétés de fourmis. Du côté «émission», les recherches sur la nature chimique, l'origine et le mode d'acquisition de l'odeur coloniale se sont révélées, elles aussi, fructueuses. Au cours des années 1980, par le lavage d'insectes suivi de l'analyse chromatographique et de la spectrométrie de masse des extraits prélevés, diverses équipes ont étudié la structure moléculaire des substances imprégnant le revêtement cuticulaire de nombreuses espèces de fourmis et de termites. Ces revêtements sont essentiellement constitués d'un mélange de chaînes d'hydrocarbures aliphatiques peu volatils, différent d'une espèce à l'autre, et d'une colonie à l'autre au sein de la méme espèce. En utilisant des fourmis badigeonnées d'hydrocarbures homo- et hétérocoloniaux en guise de leurres olfactifs, A. Bonavita-Cougourdan et ses collaborateurs ont définitivement établi le rôie de ces composés chimiques dans la reconnaissance coloniale en 1987. À la suite de ces travaux, C. Errard et J.-M. Jallon ont montré que les fourmis acquièrent leurs hydrocarbures cuticulaires progressivement, dans les heures ou les premiers jours qui suivent leur émergence selon l'espèce. Cette période d'acquisition physique coïncide donc avec l'imprégnation cognitive par l'odeur coloniale. Ces deux événements concomitants expliquent la phase de tolérance entre fourmis d'espèces différentes observée par A. Fielde. Chez diverses espèces, les larves portent elles-mêmes un mélange d'hydrocarbures caractéristique de leur colonie, mais différent de celui des ouvrières. En 1989, A. Bonavita-Cougourdan et ses collaborateurs ont montré que les hydrocarbures cuticulaires de larves de Camponotus vagus transférées dans une colonie étrangère de la même espèce sont plus proches de ceux de leur colonie d'adoption que de ceux de leur colonie d'origine : les larves modifient leur visa chimique de manière quantitative en fonction de leur entourage social. Quelle est la nature et l'origine de ces hydrocarbures? Les recherches, accomplies tant chez les fourmis que chez les autres Insectes sociaux, ont montré qu'il s'agit d'un mélange de composés chimiques provenant de la reine, des ouvrières et de l'environnement. Les derniers résultats de C. Errard et ses collaboratrices concernant la production d'hydrocarbures par des fourmis de deux espèces (Manica rubida et Formica selysi) élevées en colonies mixtes et sans reine, suggèrent une étonnante plasticité de synthèse chez les ouvrières. Ces deux espèces, bien que très éloignées phylogénétiquement, se tolèrent lorsqu'elles sont réunies moins de 24 heures après la nymphose. Elles ne forment pas à proprement parler une colonie mixte (comme c'est le cas pour des espèces plus proches), mais une simple juxtaposition de deux sociétés, chaque individu n'ayant que très peu de contacts avec les adultes de l'autre espèce, et s'occupant exclusivement de leur couvain spécifique. L'analyse de leurs hydrocarbures cuticulaires a montré, d'une part, que les ouvrières des deux espèces élevées en mixité possèdent (donc synthétisent) deux à trois fois plus d'hydrocarbures que les mêmes fourmis élevées en colonies séparées. D'autre part, ces ouvrières portent sur leur cuticule, outre leurs hydrocarbures specifiques habituels, des molécules caractéristiques de l'autre espece. Ainsi, les «visas chimiques» portés par les deux espèces en situation de mixité sont des mélanges d'hydrocarbures tres voisins et c'est cette proximité chimique qui permet la tolérance entre les adultes des deux espèces en l'absence de reine. Le résultat le plus étonnant concerne le processus d'acquisition des hydrocarbures caractéristiques de la colonie à laquelle les fourmis ont été associées. On pouvait avancer trois hypothèses pour expliquer leur apparition sur la cuticule des fourmis. La première, très vraisemblable, était celle d'un transfert passif de substances chimiques, réalisé au hasard des rencontres entre individus des deux espèces. La seconde, vraisemblable également, était celle d'un transfert actif, par l'intermédiaire de léchages ou d'échanges de nourriture entre fourmis des deux espèces. La troisième enfin, beaucoup moins probable, était celle d'une synthèse active de composés non spécifiques induite par la présence de l'autre espèce. Contre toute attente, les résultats du dosage précis des mé-langes cuticulaires créditent la troisième hypothèse (Bagnères et al., à paraître dans Chem, Ecol.). En effet, l'hypothèse d'un transfert actif semble devoir être écartée, car les hydrocarbures sont acquis dès les pre-mières heures après l'émergence des fourmis, alors que Formica selysi et Manica rubida élevées en association n'interagissent que peu. D'autre part, il apparaît tout aussi improbable qu'il s'agisse d'un transfert passif, car, dans cette hypothèse, la concentration d'hydrocarbures non spécifiques présents sur chacune des espèces devrait être infé-rieure — ou au maximum égale — à celle présente sur l'autre espèce. Or l'analyse spectrométrique montre que certains hydrocarbures (exemples : 5,17-dimethylC pour Formica selysi ou 9-tricosène pour Manica rubida) sont présents en bien plus grande quantite sur l'espèce qui ne les synthétise normalement pas que sur l'autre espèce, pour laquelle ils sont spécifiques. li semble donc bien que la présence de signaux chimiques héterospécifiques induise chez les jeunes fourmis la synthèse d'hydrocarbures cuticulaires habituellement non spécifiques. L'équipe de Villetaneuse teste actuellement la réalité de cette induction chimique. Ces premiers résultats mettent en valeur la capacité élevée de mimétisme chimique (par synthèse ou par transferti des jeunes fourmis, qui leur permet de faire face aux variations imprévisible de l'odeur coloniale. Le système de reconnaissance coloniale des fourmis apparaît ainsi toujours plus plastique. Son seul point faible est d'être fondé exclusivement sur le canal de la communication chimique : n'ayant aucun moyen de contrôler l'identité réelle de l'émetteur, les fourmis sont facilement leurrées chimiquement, soit par une autre espèce mime (insectes myrmécophiles et fourmis esclavagistes), soit par l'expérimentateur humain.
Anne TEYSSÈDE