Meurtres sexistes dans la fourmilière

Les ouvrières tuent spécifiquement les larves mâles

Marie-Thérèse LANDOUSY Pour la Science, juin 1997
Tout n'est pas pour le mieux dans le monde des fourmis. L'activité laborieuse de la fourmilière masque un conflit latent entre la reine et les ouvrières : ces dernières, responsables de l'élevage du couvain, favo-risent les larves femelles en éliminant la majorité des mâles. Bien qu'en apparence, toutes les larves se ressemblent, Luc Passera et Serge Aron, du laboratoire d'éthologie et de psychologie animale du CNRS, à Toulouse, ont montré que les ouvrières sacrifient spécifiquement les mâles. Comment peuvent-elles les distinguer? Chez les abeilles, les guêpes ou les fourmis, chaque individu remplit une fonction précise au sein de la colonie : à côté des reines fertiles qui assurent la reproduction, les ouvrières, généralement stériles, récoltent la nourriture, défendent le territoire, entretiennent le nid et élèvent les larves. Les mâles, peu nombreux, ont une vie éphémère et disparaissent après l'accouplement. Chez ces insectes sociaux, les oeufs fécondés qui ont deux jeux de chromosomes, l'un provenant du père, l'autre de la mère, donnent des femelles qui deviendront soit des reines, soit des ouvrières. Toutes les filles d'une reine, fruits d'un même accouplement, ont 75 pour cent des gènes en commun : chacune hérite de l'unique jeu de chromosomes paternels(soit 50 pour cent de son propre génome) et de la moitié des chromosomes maternels (soit 25 pour cent de son propre génome). Contrairement aux mâles, les femelles ont deux jeux de chromosomes qui se recombinent au cours de la division cellulaire, de sorte que deux soeurs peuvent n'avoir aucun gène commun ou les avoir tous. De même, on calcule qu'elles ne partagent que 25 pour cent de tous leurs gènes avec leurs frères. Partant de ces asymétries génétiques, le biologiste anglais William Hamilton
a proposé l'hypothèse de la sélection de parentèle pour expliquer l'origine du comportement social des hyménoptères : les ouvrières auraient avantage à promouvoir le développement des individus qui ont le plus grand patrimoine génétique en commun avec elles pour favoriser l'expression de leurs propres gènes dans les générations futures. Cela justifierait pourquoi les ouvrières, génétiquement plus proches de leurs soeurs (75 pour cent) que de leurs propres descendants (50 pour cent) sont stériles. Comme elles sont également plus proches de leurs soeurs que de leurs frères (25 pour cent), elles n'hésitent pas à les tuer, voire à les dévorer. Au contraire, la reine, qui transmet la moitié de ses gènes tant à ses filles qu'à ses fils, pond autant de mâles que de femelles. L'équipe de Toulouse a vérifié que les ouvrières favorisent la survie des femelles : ces biologistes ont prélevé des oeufs et des larves d'âges différents d'un couvain de fourmis d'Argentine qui prolifèrent sur le littoral méditerranéen. Ils les ont confiés à des sociétés orphelines, c'est-à-dire privées de reine, et ils ont observé que les ouvrières font le tri entre les mâles et les femelles dès l'éclosion des oeufs, juste au moment où apparaît la larve. À ce stade l'observateur humain ne fait aucune distinction entre un mâle et une femelle. Les ouvrières opéreraient cette sélection grâce à une molécule odorante, une phéromone, spécifique du sexe de la larve.