Le lion et la fourmi
Mis à jour le 29-Jan-2024
Le lion et la fourmi, une fable moderne. Par Florence Rosier, Le Monde 26 janvier 2024. Voir Pheidole megacephala, Crematogaster.
L’irruption d’une fourmi invasive, dans la savane kényane, a déclenché une réaction en chaîne, mobilisant une fourmi locale, un arbuste épineux, des éléphants brouteurs et des lions chasseurs de zèbres. Au final, le roi des animaux a dû s’incliner et changer de proies, montre une étude publiée dans « Science ».
C’est une sidérante illustration, grandeur nature, de la morale d’une histoire contée, voici plus de trois siècles et demi, par le plus fameux de nos fabulistes. « On a souvent besoin d’un plus petit que soi », glissait Jean de La Fontaine dans Le Lion et le Rat (Fables, 1668).
De lion, il est aussi question dans cette fable authentique, relatée dans la revue Science du 25 janvier. De lions chasseurs et d’insectes envahisseurs, mais aussi d’éléphants brouteurs et de zèbres sprinteurs ; sans oublier l’acacia siffleur, cet épineux protagoniste. Tout se joue, de fait, au creux de ses branches et autour de son tronc, où gravite tout ce beau monde – à condition que cet arbre résiste, comme on le verra.
Surtout, cette histoire est un saisissant exemple de l’effet papillon : ou comment, à partir d’un événement minuscule – du moins en apparence –, des répercussions en cascade finissent par produire un effet spectaculaire. Une créature lilliputienne, ici, conduira le roi des animaux à s’incliner : il devra changer de régime alimentaire, délaissant les zèbres, ses proies favorites, pour les buffles, une prise autrement coriace. Au final, tout l’écosystème sera perturbé.
Tout commence en 2003, quand une redoutable bestiole se met à envahir la savane du centre du Kenya : la fourmi à grosse tête (Pheidole megacephala), une des cent pires espèces invasives, selon l’Union internationale pour la conservation de la nature. D’où venait cette envahisseuse ? Mystère. Une certitude : sa diffusion est liée à la circulation des personnes et des marchandises, donc aux activités humaines.
Une hallucinante série de péripéties suivra cet événement perturbateur, montre le récit retracé par des équipes des universités du Wyoming (Etats-Unis) et de Nairobi (Kenya). Douglas Kamaru et ses collègues ont méticuleusement reconstitué chacun des maillons de cette réaction en chaîne, en combinant les observations de terrain, des expérimentations sur des parcelles et un suivi des animaux tout au long de cette « expérience naturelle » de dix-huit ans.
Premier effet : l’insecte à grosse tête a chassé sa cousine indigène, la « fourmi des acacias » (Crematogaster spp.). Celle-là même dont le lion (Panthera leo) avait besoin. Car cette fourmi native, en temps normal, protège l’acacia siffleur (Vachellia drepanolobium), qui lui-même offre une cache au fauve, adepte de la chasse à l’affût. L’arbuste offre le gîte à l’hyménoptère qui, en échange, le préserve des voraces herbivores. Quand un éléphant entre en contact avec un acacia colonisé par un essaim, il se fait mordre par l’insecte et bat en retraite.
Ce bel exemple de mutualisme a été bouleversé par l’irruption de la fourmi à grosse tête. Très prolifique – une reine peut pondre 1 500 œufs par jour –, la conquérante a décimé la fourmi des acacias. Ceux-ci, ayant perdu leurs alliées à six pattes, sont devenus vulnérables au surpâturage par les éléphants : les pachydermes les ont broutés et cassés cinq à sept fois plus souvent dans les zones envahies que dans les zones non envahies, montrent les chercheurs. Résultat, un paysage bien plus ouvert : au bout de trois ans, un indice de visibilité est apparu 2,67 fois plus élevé dans des parcelles envahies, accessibles aux gros herbivores, que dans celles non envahies.
Disposant de moins de cachettes pour épier et traquer leur proie préférée, le zèbre, les lions ont vu leur succès de chasse diminuer, et ils ont réduit leur activité ciblant ces équidés. Dans les zones envahies par les fourmis à grosse tête, de fait, le nombre de zèbres tués a été divisé par 2,87.
Mis en difficulté, le seigneur des lieux, cependant,
n’a pas rendu les armes. Pour survivre, il a inclus davantage de buffles
dans son menu. Entre 2003 et 2020, la part de zèbres dans son alimentation
a chuté, passant de 67 % à 42 %, tandis que celle des buffles
est passée de zéro à 42 %.
« Préserver les interactions »
« C’est une très belle étude, estime Simon Chamaillé-Jammes, du Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive du CNRS, à Montpellier, qui met en lumière la complexité du fonctionnement des écosystèmes, où “tout est lié à tout”. » Elle montre aussi, ajoute le chercheur, qu’il faut « rester humble sur notre capacité à prévoir les évolutions des systèmes écologiques ».
Un autre cas d’école illustre le propos : c’est la réintroduction du loup, en 1995, dans le parc national de Yellowstone, cette réserve mythique des Rocheuses américaines. Le retour du superprédateur, de fait, a déclenché des réactions en chaîne affectant tout l’écosystème. Les populations de wapitis ont chuté, conduisant à des changements prononcés dans les communautés d’arbres et dans l’hydrologie des cours d’eau, les coyotes se sont raréfiés, les rongeurs ont pullulé, les rapaces en ont profité… La plupart de ces métamorphoses n’avaient pas été anticipées.
« La conservation d’écosystèmes sains exige non seulement la prévention de l’extinction des espèces, mais aussi l’identification et la préservation de leurs interactions les plus importantes », relève Kaitlyn Gaynor, écologue à l’université de Colombie-Britannique de Vancouver (Canada), dans un commentaire associé. Y compris pour les plus petites bêtes : menues, mais cruciales.
Florence Rosier
L'article (20 auteurs) : Kamaru, D. N., T. M. Palmer, C. Riginos, A. T. Ford, J. Belnap, R. M. Chira, J. M. Githaiga, B. C. Gituku, B. R. Hays, C. M. Kavwele, et al. (2024). Disruption of an ant-plant mutualism shapes interactions between lions and their primary prey. Science 383(6681): 433-438. doi:10.1126/science.adg1464