La fourmi travailleuse ?

                   

La fourmi travailleuse du 1er mai (merci Xim Cerda) :

Alain Lenoir mis à jour 17-Nov-2023

Dans son dernier livre "Formidables fourmis" Luc Passera pose la question de l'existence possible de fourmis paresseuses : "Et s'il existait des fourmis paresseuses ?" (Passera 2016, p. 47)

Dans un blog du 30 septembre le Passeur de Science Pierre Barthélémy affirme que des articles d’auteurs américains montrent que le mythe de la fourmi travailleuse est détruit (Barthélémy 2015), blog repris dans Le Point (Le Point 2015) et par Audrey Dussutour (Chabalier 2015). En effet, Daniel Charbonneau, un étudiant d’Anna Dornhaus en Arizona, a observé que chez la fourmi Temnothorax rugatulus 50% des individus sont inactifs (« oisifs ») en permanence, 72% la moitié du temps, 2,6% toujours actives (Charbonneau and Dornhaus 2015, voir Axelrad 2016). Dans un autre article de synthèse plus général sur l’allocation des tâches dans les groupes publié dans Journal Bioecon, ils font l’hypothèse que la complexité des tâches dans un groupe où la demande varie implique une certaine proportion d’individus inactifs et qu’il pourrait même exister une véritable sous-caste d’inactives (Charbonneau and Dornhaus 2015). Ajoutons que ceci n’est pas un artefact de laboratoire puisque les mêmes résultats ont été obtenus sur des fourmilières de Temnothorax dans la nature (Charbonneau et al. 2015). Cette hypothèse est renforcée par une étude de Hasegawa et coll. qui montrent sur Myrmica kotokui que les ouvrières inactives sont nécessaires au bon fonctionnement de la colonie, mais si on enlève toutes les porvoyeuses, les inactives les remplacent. La simulation est faite à partir de 8 colonies avec des ouvrières marquées individuellement (Hasegawa et al. 2016). Attention, l’existence d’individus inactifs à un moment donné est bien connue chez les insectes sociaux (abeilles, guêpes, termites et fourmis) (voir revue de Charbonneau et Dornhaus), ce qui est nouveau c’est l’existence d’individus inactifs en permanence (véritables « planqués » selon l’expression d’un collègue). Cet article a donné lieu à un buzz en France (« Coup de théâtre en biologie » (Goudet 2015). Dans les média anglophones le buzz a été plus fort, à la suite d’un article du New Scientist (avec une vidéo) (Gruber 2015) voir par ex (Shultz 2015). Plus récemment un article de Sciences et Avenir reprend en détail cette question avec des interviews d’Olivier Blight, Raphaël Boulay, Alain Lenoir et Daniel Charbonneau qui déclare « Si elles ne font rien, c’est bien parce que tel est leur rôle… Elles sont spécialisées dans l’inactivité » (Chauveau 2015). Selon Passera " Sont-elles un corps de réservistes qui attend une mobilisation pour une tâche non prévue mais urgente ? Ou bien ces fourmis oisives, ayant peu de contacts avec leur soeurs, sont-elles déconnectées des besoins du nid et finalement trouvent assez confortables... de ne rien faire ? Un " droit à la paresse " comme cela a été écrit en d'autres temps et qui nous rend ces menus insectes plus attendrissants ! " (Passera et Wild 2016, p. 47)

        


Ces travaux en réalité viennent confirmer ce que l’on savait depuis longtemps : dans les colonies de fourmis il y a beaucoup d’inactives. Déjà en 1983 j’avais montré dans des petites colonies de Lasius niger que 50% des ouvrières étaient « hypoactives ». Sur 220 ouvrières observées pendant 10 jours, la différence entre la fourmi la moins active (une seule fois observée à déplacer une larve) et la plus active est de 500 fois ! (Lenoir and Ataya 1983) (cité par Charbonneau). Hasekawa avait aussi observé en 2003 chez Myrmecina japonica 20% d'ouvrières sont assidues (diligent) et travaillent beaucoup, 60% sont ordinaires et 20% fainéantes. Elle parle de la règle 20:60:20 (non publié, cité par Kamiya 2010). Selon le schéma général qui reste valable les fourmis en vieillissant deviennent fourrageuses et sortent du nid pour récolter la nourriture, on parle de polyéthisme d’âge. J’ai montré qu’un nombre impressionnant de celles-ci ne deviennent jamais fourrageuses en laboratoire, en moyenne 45%, ce qui signifie qu’elles passent leur vie dans la colonie plus ou moins inactives [(Lenoir 1979) p. 231]. À cette époque on pensait que la colonie avait besoin d’un volant d’ouvrières disponibles. C’est probablement la seule explication possible, pourquoi y aurait-il une sous-caste d’inactives ? Pourtant, ceci va dans le sens de Charbonneau d’une véritable sous-caste d’inactives… La question reste posée. Et Charbonneau apporte plus de précisions (Charbonneau et al 2017) : il montre toujours chez Temnothorax rugatulus qu'effectivement 40% des ourvrières sont inactives. Si on enlève des fourrageuses elles sont remplacées par des inactives. Mais si on enlève des inactives cela ne change rien. Les inactives sont peut-être aussi un garde-manger car elles ont un abdomen distendu, mais cela reste à vérifier. La conclusion de Charbonneau est que les inactives sont avant tout une réserve potentielle (Voir Ulyces.co 2017 et Épingle n° 1187). Charbonneau continue ses observations sur cette espèce, il montre que les paresseuses sont plus lentes, plus grosses, ont moins de fidélité spatiale dans le nid et ont plus d'oocytes que les autres ouvrières. Cela semble former un "syndrome" spécifique (Charbonneau et al 2017b, voir Fourmi paresseuse sur Rtbf 2023).

D’autres chercheurs à l’époque avaient aussi observé le même phénomène. Par exemple chez les fourmis africaines Smithistruma truncatidens Alain Dejean a compté aussi 55 à 60% d’ouvrières inactives (Dejean 1985). Malheureusement ces travaux ont été publiés en français, normal à cette époque... Dans une autre étude (publiée en anglais mais dans un chapitre de livre) l’existence d’ouvrières inactives était signalée chez deux espèces : Neoponera foetida et Myrmecina graminicola (Fresneau et al. 1982 - voir Libération 1994). Ensuite on retrouve cette idée pour Ectatomma ruidum (Corbara et al. 1989) et Cataglyphis cursor (Retana and Cerdá 1991) et j’en oublie sans doute d’autres.. Plus tard, cette idée n’est plus d’actualité mais en 2010 des japonais font une modélisation sur le rôle de 20% d’inactives chez Myrmecina niponica (la cousine germaine de M. graminicola) et n’arrivent pas à conclure sur leur rôle... (Kamiya et al. 2010) (article non cité par Charbonneau). Il faut aussi signaler que la route avait été ouverte par Danielle Mersch à propos d’une étude sur la division du travail chez des Camponotus à Lausanne : «Je ne m'attendais pas à ce qu'il y ait autant de fourmis inactives dans la fourmilière » qui a été étonnée de découvrir la paresse au foyer de cet insecte pourtant réputé pour être un travailleur infatigable. «Il faudrait peut-être réécrire la fable de La Fontaine», s'amuse la chercheuse (Vey 2013). Cependant D. Mersch ne parle pas de fourmis toujours inactives (Mersch et al. 2013). Chez les termites et les abeilles, on ne signale pas d’individus inactifs en permanence mais cela ne saurait tarder maintenant.
Pourquoi ces travaux font l’objet d’attention des médias en ce moment ? À l’époque La Fontaine n’était pas dans nos préoccupations et le mythe de la fourmi travailleuse ne nous préoccupait pas. L’existence de ces ouvrières inactives n’était pas mise en avant dans les titres et les résumés des articles. On avait peu de relations avec les médias. Pourtant Edmond Wells, myrmécologue, explique dans la série « Les fourmis » de Bernard Werber que dans une colonie un tiers des fourmis travaillent, un tiers est oisif et le dernier tiers détruit les travaux du premier…Même un anthropologue comme Hugh Raffles écrit que "les abeilles, contrairement à leur réputation de besogneuses, passent 40% de leur temps à ne rien faire de spécial ou juste à se caliner" (Geffroy 2016). Et le nouveau président Emmanuel Macron provoque un tollé quand il traite les français de "fainéants" le 8 septembre 2017.

Le Monde du 19 juillet revient sur la publication de Insect Science (Ferral et al 2017) avec une vidéo sans intérêt montrant des fourmis rousses "Chez les fourmis, il y a les ouvrières et les paresseuses". "Chez les fourmis, il y a les travailleuses, celles qui s’activent. Et il y a les autres, les inactives qui profitent du travail des autres. Ces observations ont été mises en avant par une équipe de chercheurs de l’université de sciences et technologie du Missouri, parues dans la revue Insect Science en février 2017. Ils ont également constaté que plus la colonie était grande, plus il y avait d’inactives. Cela permettrait d’économiser l’énergie de la fourmilière et la nourriture. Mais également d’avoir des troupes disponibles en cas d’urgence." Noter que les paresseuses sont aussi des ouvrières et que les inactives ne "profitent" pas du travail des autres ! Le Nouvel Obs reprend cet article avec plus de détails en citant le travail plus ancien de Charbonneau (Fritz 2017).

A voir sur Arte : La paresse sur le sommeil et l'inactivité chez les abeilles et les fourmis ( Tu mourras moins bête, série de vulgarisation de 4min de Marion Montaigne avec la voix de François Morel).

Cléo Bertelsmeier a répondu aux questions de Daniel Fiévet dans l’émission, "Grand Bien vous fasse" Les fourmis, loin des clichés du 3 juin 2020. Voir  Paresseuses, kamikazes, les fourmis ne sont pas celles que vous croyez !
Par exemple : "Cléo Bertelsmeier : "La fourmi travailleuse est un mythe." "En marquant individuellement les fourmis, on a découvert qu'un tiers, voire la moitié des ouvrières d'une colonie, ne font absolument rien !" "On a découvert, cette année, des fourmis kamikazes : elles se rendent au milieu de leurs attaquantes et se font exploser."

Cette question est reprise par des roboticiens. Un travail présenté à la Société de Biology Integrative et Comparative part de l'observation que seulement un petit nombre de fourmis de feu creusent les galeries. Ils ont programmé des robots à creuser en interaction. Quand peu de robots travaillent le rendement est supérieur de 35%. Cela pourrait expliquer le mystère des fourmis inactives qui permettent une meilleure organisation du travail (Pennisi 2016). Dans une publication récente sur Temothorax rugatulus, on a enregistré l'activité d'ouvrières pendant 2 heures. 60% des ouvrières se reposent dans un groupe de 30 contre 80% parmi 300. Les auteurs ont aussi mesuré la dépense énergétique des fourmis selon leur vitesse. Il vaut mieux avoir des individus au repos qui dépensent moins en cas de demande soudaine (Ferall et al 2017 - voir plus).

Pour savoir si tous les animaux travaillent voir Lenoir 1998.

Merci à Alain Dejean, Bruno Corbara et Pauline Lenancker pour les compléments biblio que j’avais oubliés.

La fourmi en grève au métro de Lausanne (photo Claude Lebas) :

Un viel article de Libé à propos du congrès Insectes Sociaux de Paris en 1994 "Les fourmis flemmardes" (Article complet)

Mme Combes, grande observatrice des fourmis avait déjà marqué des fourmis et noté qu'il y avait des fainéantes "unemployed" et seulement 15% de véritables travailleuses (Combes 1935, 19377, voir "Les Républiques légendaires" de Duhamel 1936).

Une carte des années 1980 :

Références
- Axelrad, B. (2016) La fourmi serait-elle paresseuse ? axelrad.fr, 15 mai 2016, http://www.axelrad.fr/site3wp/fourmi-serait-paresseuse/ Pdf
- Barthélémy, P. (2015). Une étude détruit le mythe de la fourmi travailleuse. Passeur de sciences. Pdf
- Chabalier, A. (2015) La fourmi, un insecte paresseux ? C'est vrai, mais son inactivité la protège. leplus.nouvelobs.com, 1 octobre 2015, p. http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1430104-la-fourmi-un-insecte-paresseux-c-est-vrai-mais-son-inactivite-la-protege.html (interview de Audrey Dussutour)

- Fritz, J.-P. (2017) VIDEO. Certaines fourmis ont un job difficile : ne rien faire. tempsreel.nouvelobs.com, 18 juillet 2017. http://tempsreel.nouvelobs.com/sciences/20170718.OBS2242/video-certaines-fourmis-ont-un-job-difficile-ne-rien-faire.html. Pdf
- Lenoir, A. (1979). Le comportement alimentaire et la division du travail chez la fourmi Lasius niger. Bulletin Biologique de la France et de la Belgique 113: 79-314. Pdf
- Lenoir, A. and H. Ataya (1983). Polyéthisme et répartition des niveaux d'activité chez la fourmi
Lasius niger L. Z. Tierpsychol. 63: 213-232. Pdf

- Lenoir, A. (mai 1998). Pourquoi y a-t-il des animaux qui travaillent plus que les autres ? ça m'intéresse. Pdf
- Mallaval, C. (1994). Minirobots mais pas idiots. Libération: Supplément Euréka. Voir Fourmis flemmardes
- Ulyces.co (2017) Voilà pourquoi 40 % des fourmis ouvrières ne foutent rien de leurs journées. http://www.ulyces.co/news/voila-pourquoi-40-des-fourmis-ouvrieres-ne-foutent-rien-de-leurs-journees/   14 septembre 2017
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- Vey, T. (2013) À la maison, les fourmis sont de grandes paresseuses. Lefigaro.fr, p. http://www.lefigaro.fr/sciences/2013/04/18/01008-20130418ARTFIG00725--la-maison-les-fourmis-sont-de-grandes-paresseuses.php. Pdf


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