Interview de Marion Cordonnier

22 juin 2020

- quel a été ton parcours ?
Mon parcours a été un peu tortueux : après deux années en école d’ingénieur agroalimentaire et environnement à l’ISARA à Lyon, j’aspirais à une formation portée principalement sur l’écologie et j’ai rejoint l’université Claude Bernard Lyon1 pour une licence de Biologie des Organismes et des Populations, puis un Master professionnel Bio-évaluation des Écosystèmes et Expertise de la Biodiversité. Pendant 8 mois, j’ai étudié l’impact de l’urbanisation sur les connectivités écologiques de différents groupes taxonomiques (insectes, amphibiens, mammifères), essentiellement par des approches de modélisation, pour le bureau d’études Ecosphère. Ces travaux proches de la recherche appliquée m’ont donné envie de poursuivre mes études dans le cadre d’une thèse. J’ai donc étudié une année supplémentaire à Grenoble, au sein du Master recherche Biodiversité Ecologie Evolution de l’Université Joseph Fourier. Puis j’ai enchainé sur une thèse à Lyon !

- comment tu t'es intéressé aux fourmis ?

Ce n’était pas une passion innée ! C’est venu très tard, et complètement par hasard. Je me souviens même avoir dit pendant mes premières années à l’université qu’il fallait être fou pour travailler « uniquement sur les fourmis » ! A cette époque, j’aurais juré m’ennuyer au bout de quelques jours en travaillant sur un modèle si petit et sans poils. Dans mon imaginaire d’alors, les fourmis n’étaient pas poilues, et beaucoup moins intéressantes que les lynx, les sitelles ou les rainettes.
Pendant mon second Master 2, j’ai fait mon stage à Lyon, avec Bernard Kaufmann. Le sujet initial devait s’inscrire dans la suite logique de mon parcours : il s’agissait d’étudier la connectivité en lien avec l’urbanisation chez deux espèces de fourmis dans la région Lyonnaise. Mêmes questions, autre modèle : je ne m’attendais pas à être trop dépaysée. Au lieu de ça, ou plutôt en plus de ces travaux, nous avons mis en évidence (avec des outils génétiques) une hybridation fréquente entre les deux espèces en question (Tetramorium immigrans et T. caespitum ; à l’époque, elles s’appelaient encore avec des lettres, E et U2 !). À la suite de cette découverte, Bernard m’a proposé, en codirection avec Gilles Escarguel, de construire mon propre projet de thèse de toutes pièces pour étudier les articulations entre les problématiques d’urbanisation et d’hybridation chez ces deux espèces. Forts du regard nouveau de Gilles, un macro-écologue spécialiste des variations de la biodiversité dans l’espace et le temps, on a écrit le projet ensemble tous les trois, avec mes idées et mes envies comme point de départ. Qui ne deviendrait pas passionné dans ce contexte ?

- ta thèse ?
Initialement, ma thèse (
direction Gilles Escarguel et Bernard Kaufmann) avait pour but d’explorer les interactions entre hybridation et urbanisation chez Tetramorium immigrans et T. caespitum. Nous souhaitions combiner l’étude de l’impact de l’urbanisation sur les échanges génétiques, l’ascendance du paysage et de la phylogéographie sur ces patrons et la mise en évidence des processus déterministes responsables en mesurant par exemple le rôle du système d'accouplement des espèces dans la mise en place des patrons génétiques d’hybridation et de flux de gènes. C’était le point de départ d’un très, très gros travail d’échantillonnage, qui m’a mobilisée plus de 6 mois… Pour collecter plus de 2 000 nids ! Par la suite, on a rajouté beaucoup d’autres briques au projet de départ, en faisant des détours par d’autres disciplines à mesure de nos découvertes. Par exemple, la mise en évidence de processus d’introgression et de différents degrés d’hybridation nous ont porté vers l’écologie chimique et la biologie du comportement, pour comprendre comment ces espèces étaient capables de discriminer les individus hétérospécifiques. Un faisceau de preuves suggérant que T. immigrans n’était pas présente de longue date sur l’ensemble de la zone étudiée nous a aussi conduit à intégrer de nombreuses problématiques propres aux invasions biologiques. Finalement, c’est devenu un projet très touffu et on a ouvert beaucoup de nouvelles pistes de travail… Que je trouve toutes passionnantes !

Une autre facette de ma thèse a été la diffusion des connaissances, par le biais de colloques, de l’encadrement de nombreux stagiaires, de l’enseignement mais aussi de la vulgarisation. Ce sont à mon sens des expériences absolument fantastiques, et probablement les plus enrichissantes que j’ai pu avoir ces dernières années. Les fourmis sont des organismes incroyables pour transmettre son intérêt pour la science et pour éveiller la curiosité. J’ai apprécié mes échanges avec les chercheurs et les étudiants, comme ceux avec les plus jeunes (mes plus petits « élèves » avaient 6 ans, et ils m’ont apporté au moins autant que ce que j’espère leur avoir appris !).

- et tes centres d'intérêt actuels ?
A la fin de mon doctorat, j’ai eu l’opportunité de passer un an au laboratoire Ecologie, Systématique et Evolution à l’université Paris-Saclay, dans le cadre d’un poste d’Ingénieure de Recherche. Dans ce contexte, sous la supervision de Franck Courchamp, j’ai restreint mes thématiques de recherches à la seule étude des invasions biologiques, exclusivement sur la base d’études comportementales, sur des espèces de fourmis que je ne côtoyais pas encore jusqu’alors (Lasius neglectus, Linepithema humile, et Lasius niger). J’ai notamment échangé avec Olivier Blight, Rum Blatrix et Elena Angulo sur ces questions. J’ai cependant encore plusieurs travaux en cours sur le système Tetramorium immigrans-T. caespitum, impliquant différents collaborateurs dont Nathalie Mondy, ou encore Patrizia d’Ettorre, par exemple concernant des mesures physiologiques de réponses aux stress liés à l’urbanisation (stress thermiques, pollution lumineuse…), des études plus poussées sur les habitats des hybrides ou encore une investigation à plus large échelle de la distribution de Tetramorium immigrans en lien avec l’urbanisation.

Je construis maintenant des demandes de bourses pour, je l’espère, pouvoir partir en Allemagne, où je souhaite retrouver les thématiques d’hybridation et de système de reproduction qui me tiennent particulièrement à cœur et que je désirerais vivement étudier chez de nouvelles espèces de fourmis.
J’ai enfin participé (et je participe encore) à de nombreux projets en parallèles de mes travaux principaux, loin du monde minuscule des fourmis, à travers des collaborations sur des problématiques et des modèles variés (chats, oiseaux, et même… éléphants !). C’est l’occasion de tisser de nouvelles collaborations et de faire de jolies rencontres, par exemple récemment avec Emmanuelle Baudry et Elsa Bonnaud. Ça me permet d’élargir ma vision, de multiplier les échanges et les approches, mais aussi de me rappeler qu’il faut parfois lever le nez et regarder plus loin que le bout de mes chaussures quand je suis dans la nature…