Demain les chiens
Mis à jour le 25-Jan-2021
Demain les chiens est un recueil de nouvelles de science-fiction, écrites par Clifford D. Simak (1952). Le recueil est une suite de contes que se racontent les chiens. Ces contes sont classés chronologiquement et commentés par des exégètes — eux-mêmes chiens — qui émettent des hypothèses philologiques sur leur véracité . Dans les thèmes abordés on trouve la transmission du flambeau de la culture aux animaux (chiens et fourmis). Un personnage étrange, Joe, comprend mieux que les humains tout ce qui se passe sur Terre et va tenter de sortir les fourmis du cycle de leur éternel recommencement après l'hiver. Il va apporter les rudiments et les conditions de la civilisation aux fourmis. (Wikipédia)
Le passage sur les fourmis qui ont appris à tirer des charriots pour rapporter les graines et savent fondre le métal. Il leur a fallu 10 ans pour apprendre et être chauffées pour éviter l'hivernation qui efface la mémoire (p.113-117) :
"Un
drôle de type qui venait arranger ce qui ne marchait pas et qui repartait
sans attendre qu'on l'ait remercié. Un homme qui n'avait pas changé
depuis cent ans. Un type qui construisait une maison de verre pour protéger
une fourmilière et qui, l'hiver venu, la chauffait.
Tout cela ne rimait à rien et pourtant le vieux Baxter n'avait pas menti.
Ce n'était pas une autre de ces histoires à dormir debout qui
avaient pris naissance dans les bois et dont l'ensemble constituait une sorte
de folklore.
Tous les récits de folklore avaient un son familier, un air de parenté
; on n'était pas dupe de ce qu'ils contenaient de déformations.
Mais ce n'était pas le cas ici. Même pour ces gens des bois, cette
histoire de maison chauffée surmontant une fourmilière n'était
pas une farce.
Grant se retourna sur son matelas de cosses de maïs, et remonta la couverture
jusqu'à son cou. « C'est curieux, pensait-il, comme je dors dans
des endroits différents. Ce soir sur un matelas de cosses de maïs,
hier soir auprès d'un feu de camp, la nuit d'avant sur un bon matelas
entre des draps frais chez les Websters. »
Le vent balaya le vallon, s'arrêta un instant pour faire battre un bardeau
disjoint. Quelque part dans l'ombre, une souris trottinait. Du lit installé
à l'autre extrémité du grenier venait le bruit régu-lier
de deux respirations : deux des plus jeunes rejetons de la famille Baxter dormaient
là.
Un homme qui venait arranger des machines et qui n'attendait pas qu'on l'eût
remercié. C'était ce qui lui était arrivé avec son
pistolet. Et c'était ce qui arrivait depuis des années avec les
machines de Baxter. Un drôle de type qu'on appelait Joe, qui ne vieillissait
pas et qui n'avait pas son pareil pour bricoler.
Une idée se forma dans l'esprit de Grant : il la repoussa, s'efforça
de la chasser. Inutile de faire naître des espoirs insensés. Furette
dans le coin, Grant, interroge de-ci de-là, garde l'oeil ouvert. Mais
ne pose pas de questions trop directes ou bien ils demeureront bouche cousue.
Drôles de gens, ces coureurs de bois. Ils ne profitaient pas du progrès,
ils n'en voulaient pas. lis avaient tourné le dos à la civilisation
pour revenir à la libre vie de la terre et de la forêt, du soleil
et de la pluie.
Il y avait de la place pour eux sur la Terre, il y avait de la place pour tout
le monde, car la population de la Terre avait bien diminué dans les deux
cents dernières années, depuis que tant de pionniers s'en étaient
allés coloniser d'autres planètes, adapter les autres mondes du
système solaire aux besoins de l'économie humaine.
La place ne manquait pas, ni la terre ni le gibier.
C'était peut-être la meilleure solution, après tout. Grant
se souvenait l'avoir souvent pensé durant les mois qu'il avait passé
à arpenter ces collines. Quand il se trouvait comme maintenant bien ins-tallé
sous le couvre-pieds cousu à la main, sur son matelas de cosses de maïs,
avec le vent qui mur-murait dans les bardeaux du toit. Ou bien quand il était
assis sur la barrière et qu'il contemplait les citrouilles qui doraient
au soleil.
Il entendit du bruit du côté du lit où dormaient les deux
garçons. Puis des pieds nus traversèrent doucement le grenier.
— Vous dormez, m'sieur ? chuchota une voix.
— Non. Tu veux venir bavarder un peu ?
Le petit garçon se glissa à côté de lui sous la couverture,
et Grant sentit des pieds froids se poser sur son ventre.
— Grand-père vous a dit pour Joe ?
Grant acquiesça dans le noir :
— Il m'a dit qu'on ne l'avait pas vu depuis quelque temps.
— Il vous a parlé des fourmis ?
— Bien sûr. Qu'est-ce que tu sais, toi, au sujet des fourmis ?
— Bill et moi, on les a trouvées il y a quelque temps, mais on
gardait ça pour nous. On l'a dit à personne d'autre qu'à
vous. Mais à vous, je pense qu'il faut le dire. Vous êtes du gouvernement.
— Il y avait vraiment une maison de verre sur la fourmilière ?
— Oui, et... et... (Le petit garçon en perdait le souffle tant
il était excité :) Et ça n'est pas tout. Ces fourmis, elles
avaient des chariots et puis il y avait des cheminées qui sortaient de
la fourmilière et de la fumée qui sortait des cheminées.
Et... et...
— Quoi d'autre ?
— On n'a pas attendu d'en voir plus. Bill et moi, on a eu la frousse.
On a filé. (L'enfant se blottit plus profondément dans les couvertures.)
Vous vous rendez compte : des fourmis qui tirent des chariots ! -
C'était
exact : les fourmis tiraient effectivement des chariots, et effectivement des
cheminées émergeaient de la fourmilière et ces cheminées
vomissaient de minuscules bouffées d'une fumée âcre qui
sentait le métal en fusion.
Le coeur battant, Grant s'accroupit auprès de la fourmilière et
regarda les chariots qui roulaient sur les routes qui s'en allaient dans l'herbe.
Des chariots qui sortaient à vide, des chariots qui revenaient chargés
de grains et çà et là de cadavres d'insectes. De minuscules
chariots qui bringuebalaient et cahotaient derrière les fourmis attelées.
Le revêtement de plexiglass qui recouvrait la fourmilière était
toujours là, mais il était cassé en plusieurs endroits
et on ne l'avait pas réparé ; on aurait dit qu'il ne servait plus
à rien, qu'il avait rempli un dessein maintenant dépassé.
C'était un vallon qui dégringolait vers la gorge où coulait
la rivière, avec des corniches, un petit coin d'herbe de loin en loin
et des bouquets de chênes géants. Un coin bien tranquille où
l'on aurait pu croire que jamais autre voix ne s'était élevée
que celle du vent dans les arbres ou celles des créatures sauvages qui
suivaient des sentiers inconnus.
Un endroit où les fourmis pouvaient vivre sans risque d'être dérangées
par le soc de la charrue ou par le pas négligent d'un promeneur, où
elles pouvaient poursuivre les millions d'années d'une destinée
absurde qui datait du jour où l'homme n'était pas encore là,
du jour où la Terre ne connaissait encore aucune pensée abstraite.
Une des-tinée stagnante, en circuit fermé, sans autre but que
la perpétuation de l'espèce.
Et voilà que quelqu'un avait choisi d'altérer cette destinée,
qu'il l'avait lancée sur une autre voie, qu'il avait révélé
aux fourmis le secret de la roue, de la métallurgie : et de combien d'autres
obstacles l'inconnu avait-il débarrassé la route qui menait les
fourmis vers le progrès ?
La contrainte de la faim avait sans doute été supprimée.
Les fourmis avaient maintenant de la nourriture en abondance, ce qui leur laissait
le loisir de faire autre chose que de chercher perpétuellement des aliments.
Une autre race se trouvait lancée sur la route de la grandeur, en partant
de la base sociale qui existait déjà bien avant que ce qu'on appelait
l'Homme eût ressenti le besoin de s'affirmer.
Où cela mènerait-il ? Que serait la fourmi dans un autre million
d'années ? La fourmi et l'Homme sauraient-ils, pourraient-ils
trouver un dénominateur commun comme l'avaient fait le chien et l'Homme,
pour travailler en coopération ?
Grant hocha la tête. Les chances étaient minces. Car un sang commun
coulait dans les veines du chien et dans celles de l'Homme, alors que l'Homme
et la fourmi représentaient chacun une forme de vie qui n'avait jamais
été faite pour comprendre l'autre. Il leur manquait ces souvenirs
cornmuns de l'âge paléolithique où le chien et l'Homme sommeillaient
tous deux auprès du feu tout en guettant les yeux brillants qui rôdaient
dans la nuit.
Grant sentit plutôt qu'il n'entendit un froissement de pas dans les hautes
herbes derrière lui. Il se retourna d'un coup et vit l'homme devant lui.
Un grand gaillard dégingandé aux épaules voûtées,
avec des mains énormes, mais dont les doigts s'effilaient, minces et
blancs.
— C'est vous, Joe ? demanda Grant.
L'homme acquiesça :
— Et vous, vous êtes le type qui me poursuit.
— Oh ! enfin... peut-être, fit Grant interloqué. Mais pas
vous personnellement, plutôt quelqu'un comme vous.
— Quelqu'un de différent, dit Joe.
— Pourquoi n'êtes-vous pas resté l'autre soir ? demanda Grant.
Pourquoi vous êtes-vous sauvé ? Je voulais vous remercier d'avoir
réparé mon pistolet.
Joe se contentait de le dévisager sans mot dire, mais derrière
les lèvres silencieuses, Grant sentait de l'amusement, un immense amusement.
— Comment diable, demanda Grant, avez-vous su que mon pistolet ne marchait
pas ? Vous m'observiez donc ?
— Je vous ai entendu le penser.
— Vous m'avez entendu penser ?
— Oui, dit Joe. Je vous entends penser maintenant.
Grant eut un petit rire gêné. C'était déconcertant,
mais logique au fond. C'était le genre de chose à quoi il aurait
dû s'attendre.., et pas seulement à cela. Du geste, il désigna
la fourmilière.
— C'est à vous, ces fourmis ?
Joe acquiesça
de la tête et Grant sentit encore une fois l'amusement perler aux lèvres
de l'hom-me. --- Qu'est-ce qui vous fait rire ? demanda-t-il d'un ton sec.
— Je ne ris pas, dit Joe.
Et, sans savoir pourquoi, Grant eut l'impression d'avoir reçu un camouflet,
de s'être fait réprimander comme un enfant qui vient de faire une
bêtise.
— Vous devriez publier vos notes, dit Grant. Elles viendraient peut-être
étayer les travaux de Webster.
— Je n'ai pas de notes, dit Joe en haussant les épaules.
— Pas de notes ! Le grand gaillard s'approcha de la fourmilière
et l'examina.
— Peut-être, dit-il, avez-vous compris pourquoi j'avais fait ça.
Grant acquiesça gravement :
— J'aurais pu me le demander. Par curiosité expérimentale,
vraisemblablement. Par compassion peut-être aussi envers une forme de
vie inférieure. L'impression peut-être que ce n'est pas une raison
parce que l'homme est parti le premier pour qu'il ait le monopole du progrès.
Les yeux de Joe brillèrent au soleil :
— La curiosité... tiens. Je n'y avais pas pensé. (Il s'accroupit
auprès de la fourmilière.) Vous ne vous êtes jamais demandé
pourquoi la fourmi était parvenue si loin et pourquoi elle s'était
arrêtée à un certain point ? Pourquoi elle avait mis sur
pied une organisation sociale presque parfaite et s'en était tenue là
? Qu'est-ce qui l'a arrêtée ?
— La contrainte de la faim, d'abord, dit Grant.
— Oui, et aussi l'hibernation, fit Joe. Vous comprenez, l'hibernation
effaçait les souvenirs imprimés dans la mémoire d'une saison
à l'autre. A chaque printemps, elles repartaient de zéro. Elles
n'ont jamais pu bénéficier des erreurs passées, puiser
dans une expérience acquise.
— C'est pour cela que vous les avez nourries...
— Et que j'ai chauffé la fourmilière, dit Joe. Pour qu'elles
n'aient pas à hiberner. Pour qu'elles ne soient pas obligées de
tout recommencer avec la venue de chaque printemps.
— Et les chariots ?
— J'en ai fabriqué deux et je les ai laissés là.
Il leur a fallu dix ans, mais elles ont fini par comprendre à quoi ça
servait. Grant hocha la tête en contemplant les cheminées.
— Elles les ont faites elles-mêmes, lui dit Joe.
— C'est tout ? Joe haussa les épaules :
— Comment voulez-vous que je sache ?
— Mais enfin, vous les avez observées. Même si vous n'avez
pas pris de notes, vous les avez observées. Joe secoua la tête
:
— Cela fait près de quinze ans que je ne les ai pas regardées.
Je ne suis venu aujourd'hui que parce que je vous ai entendu. Voyez-vous, ces
fourmis ne m'amusent plus.
Grant ouvrit la bouche, puis la referma aussi-tôt.
— C'est donc ça, dit-il enfin. Voilà pourquoi vous avez
fait ça. Par amusement.
Le visage de Joe n'exprimait aucune honte, il ne cherchait pas à se défendre,
on aurait dit simplement qu'il préférait ne plus parler de ces
fourmis.
— Bien sûr, dit-il. Sinon, pourquoi ?
— Et mon pistolet ? Je suppose qu'il vous amusait aussi.