Communication et orientation
Mis à jour le 25-Sep-2022
Extrait du livre de Maurice Maeterlinck, La vie des fourmis, Editions du Rond-Point, Bruxelles, 1943
COMMENT les fourmis presque
aveugles, rencontrant dans leur nid une soeur de leur race -mais dune autre
famille, savent-elles qu'elles ont affaire à une étrangère?
C'est un des problèmes les plus compliqués et les plus obscurs
de la fourmilière. Une patiente et ingénieuse myrmécologue,
Mlle Adèle Field y a consacré des années sans parvenir
à le résoudre d'une manière tout-à fait satisfaisante.
D'après ses expériences, le sens olfactif, qui chez la fourmi
domine tous les autres, réside principalement dans les sept derniers
articles de son funicule qui est à l'extrémité de ses antennes.
Chacun de ces articles est consacré à une odeur particulière;
par exemple l'odeur du domicile est perçue par le dernier segment, le
pénultième discerne l'âge des ouvrières dans les
colonies formées de diverses familles de la même espèce,
et l'antépénultième capte le fumet dont la fourmi imprègne
le chemin qu'elle parcourt. Quand on enlève le dernier segment, elle
entre dans n'importe quelle fourmilière et s'y fait massacrer; quand
on coupe l'antépénultième, elle ne retrouve plus sa piste.
Dans un autre article se localisent les effluves de la reine-mère; l'ouvrière
qu'on en prive ne s'occupe plus de la pondeuse ni de la progéniture.
Une autre articulation est réservée, à l'odeur spécifique;
lorsqu'on la supprime, on peut mêler les espèces les plus différentes
sans qu'elles se battent.
Notez que l'odeur du domicile n'est pas la même que l'odeur de l'espèce;
la première est assez variable et dépend de l'âge des habitants
et d'autres circonstances, la seconde est presque indélébile,
L'odeur héréditaire est encore différente, c'est l'odeur
maternelle que toute fourmi porte depuis l'oeuf jusqu'à la mort et qu'il
ne faut pas confondre avec l'odeur de la reine qui peut ne pas être la
mère de la fourmi en question. Mais il serait téméraire
de limiter aux antennes le sens olfactif des fourmis. Il est au contraire fort
possible que ce sens ne soit pas humainement localisé dans un organe,
mais, comme chez d'autres insectes, répandu par tout le corps. Minnich
a récemment prouvé que les papillons goûtent avec leurs
pattes, et pour préciser, avec les quatre portions terminales, tarsales
et distales des articulations basitarses de la seconde et troisième paire
de pattes. Cette forme de réception des sensations, remarque Wheeler,
est probablement très fréquente chez les insectes. Il est de même
inutile de distinguer des récepteurs à distance pour l'olfaction
et des récepteurs par contact pour le goût, car les insectes utilisent
leurs antennes d'une façon et de l'autre, comme pour les sensations tactiles.
Ajoutez à tout ceci
la vie des odeurs dans mémoire des fourmis. Elle est également
variable. En certains cas elle persiste durant une dizaine de jours, en d'autres
durant trois mois, en d'autres encore, notamment quand il s'agit de l'odeur
héréditaire, elle se maintient pendant plus de trois ans. Ajoutez-y
enfin les mélanges et les superpositions inévitables, ajoutez-y
surtout le rôle électrique, magnétique et peut-être
ésthétique et psychique que jouent ces inépuisables organes
et vous voyez à quelles incroyables complications aboutissent les moindres
investigations dans ce petit monde que nous croyons beaucoup plus simple, plus
rudimentaire, plus déshérité, plus dénué
d'intérêt et d'imprévu que le nôtre.
Les antennes qui chez les fourmis suppléent les yeux, car elles ont la
vue si basse que beaucoup sont pour ainsi dire aveugles, suppléent encore
la parole. Nous les avons tous observées qui allaient et venaient par
les sentiers qui environnent le nid. Presque à chaque fois qu'elles se
rencontrent, elles s'arrêtent une seconde et se tapotent rapidement du
flagellum, comme si elles avaient quelque chose à se dire. N'ont-elles
pas d'autres moyens de communiquer entre elles? Il est certain que l'alarme,
dans une fourmilière attaquée ou simplement inquiétée,
se répand avec une rapidité si foudroyante qu'on ne peut guère
l'attribuer qu'à un faisceau de réactions cellulaires instantanées
et unanimes, nerveuses ou psychiques; comme il s'en produit dans notre corps
quand il est sérieuseinent menacé on gravement atteint. Mais à
côté de-ces réactions collectives, il y a incontestablement
un langage antennal. Sir John Lubbock a fait à ce sujet de minutieuses
et concluantes expériences, par exemple celle-ci qu'il est facile de
contrôler : on pose deux petits vases à égale distance de
la fourmilière; dans le premier on met une cinquantaine de larves ou
de nymphes et dans le second trois ou quatre, puis dans l'un et l'autre on dépose
une fourmi. Aussitôt chacune d'elles se charge d'une larve et la rapporte
au nid. On remplace à mesure les larves enlevées et bientôt
on remarque que dans le vase qui contient cinquante larves viennent trois ou
quatre fois plus d'ouvrières que dans celui qui nen renferme que trois.
Il faut donc qu'elles aient pu faire comprendre à leurs compagnes que
dans l'un des deux vases il y avait pour elles plus de travail urgent que dans
l'autre.
Voici encore une expérience du même auteur. Il avait, en observation une petite Lasius Niger, constamment occupée a charrier des larves vers le nid. Le soir il l'enferme dans une fiole el la remet en liberté le lendemain matin. Elle reprend immédiatement son travail, il la réemprisonne à neuf heures et à quatre heures la replace près de ses larves. Elle les examine avec beaucoup d'attention, mais retourne au logis sans en prendre. Aucune autre fourmi n'est hors du nid à ce moment. En moins d'une minute, elle revient avec huit amies, et la petite troupe va droit au tas de larves, Quand elles ont fait les deux tiers du chemin, l'observateur emprisonne de nouveau la fourmi marquée; après quelques minutes d'hésitation, les autres retournent. au nid avec une remarquable promptitude. A cinq heures il la repose sur les larves, elle s'en retourne encore sans en emporter une seule, mais après quelques secondes de séjour dans le nid, elle revient avec treize compagnes. Toutes avaient dû être renseignées autrement que par l'exemple car jamais, en leur presence, la fourmi n'avait emporté une larve.
Est-ce uniquement par le
jeu des antennes qu'elle s'est expliquée? C'est fort probable, presque
certain, mais la contre-épreuve est impraticable, vu qu'une fourmi à
qui on enlève les antennes perd le sens de la direction et ne retrouve
plus les larves ou le nid.