Analyse du livre "La fourmi et le sociobiologiste" de Pierre Jaisson

par Georges Chapoutier

Chapouthier, G. (1993). Analyse du livre de Pierre Jaisson "La fourmi et le sociobiologiste". Revue philosophique 4: 770-771.

La sociobiologie -- cette discipline qui vise à étudier les bases biologiques du comportement social et, en a notamment cherché, l'un des moteurs dans la tendance des individus à préserver leurs gènes a été très critiquée en France. Il est heureux que Pierre Jaisson, professeur à Villetaneuse et l'un des spécialistes mondiaux des insectes sociaux, ait écrit cet ouvrage pour remettre, une fois pour toutes, les choses à leur place. Une large part du livre montre combien les thèses de la sociobiologie sont utiles pour décrire le comportement des insectes sociaux ; la démonstration de Jaisson est ici étincelante en même temps qu'elle constitue une "somme" des connaissances et de réflexions. On songe aussi que ce n'est peut-être pas un hasard si Wilson, le père de la sociobiologie, avait fondé ses premières hypothèses sur les insectes. Mais ce qui avait entrainé des polémiques violentes avec les Etats-Unis en France, c'était l'extension à l'Homme, souvent, trop hâtive, des thèses de Wilson. Si Wilson n'avait pas intégré l'espèce humaine, il n'y aurait jamais eu de polémique sur la sociobiologie. Ce sont uniquement les trente pages parmi les six cents que compte son livre Sociobiology qui ont motivé la controverse (p. 255). En France, l'émotion avait été encore accrue par une radicalisation des thèses de Wilson par la "Nouvelle Droite" pour constituer ce que Jaisson appelle un socio-biologisme. Ces extensions aboutissaient à orienter la sociobiologie dans le sens exclusif d'une défense des caractères innés et à lui faire prendre une position "innéiste" dans la vieille querelle, sans cesse ressuscitée, entre partisans de l'inné et partisans de l'acquis. La sociobiologie trouva dès lors des adversaires virulents dans les milieux de gauche et d'extrême gauche. Le livre de Jaisson vient à point pour calmer le débat et rappeler quelques données de bon sens. Ainsi nous rappelle-il qu'il ne faut pas confondre certaines thèses, éventuellement erronées, des sociobiologistes avec la discipline qui, elle, est idéologiquement neutre. En outre, d'autres thèses de la sociobiologie sont très utiles, nous l'avons dit, dans la compréhension du comportement animal. Mais qu'en est-il de la sociobiologie humaine ? A la fin de son livre, Jaisson développe des exemples qui montrent l'intérêt de cette dernière et sa complémentarité, contrairement et ce qui avait été dit, avec les sciences sociales, sous cette réserve essentielle que l'on garde raison, que l'on conçoive bien le comportement comme une synthèse entre inné et acquis et qu'on laisse bien, comme à l'autre, la part qui lui revient dans le déterminisme des comportements et des sociétés. L'auteur ne cache pas que beaucoup d'hypothèses en sociobiologie humaine restent à vérifier -- ainsi la tendance à une exogamie modérée plutôt qu'à une exogamie totale, ou la manière dont les contraintes culturelles traduisent certains impératifs biologiques - mais son livre courageux a le mérite de dépasser un débat où l'idéologie tenait plus de place que les faits scientifiques. Certains diront peut-être que la sociobiologie de l'auteur n'est pas la même que celle de Wilson et de ses émules et que ce dépassement du débat se fait donc avec un gauchissement du sens. Peu importe, puisque, comme le dit Jaisson : "Le seul jugement que l'on peut porter sur une science passe par l'évaluation de sa capacité à former des concepts opérationnels dans l'augmentation de Ia connaissance" (p. 291).

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