Dans Les bêtes ont leur secret, de Jacques Trémolin, Grasset 1977-78 et Hachette 1982-86. Poche 1986.
Faut-il douter de la
moralité des fourmis ? Je le crains depuis le jour où un mien
ami, entomologiste de son état, s'extasiait devant moi en regardant une
chenille rougeâtre en train de descendre le long d'une tige de thym.
« Merveilleux ! disait-il. C'est la chenille de l'argus bleu à
raies brunes, un bien joli papillon, et il y a une fourmilière tout près...
»
Et il m'expliqua que cette chenille quittait la touffe de thym qui jusque-là
l'avait nourrie parce que, dorénavant, elle allait devenir carnivore
et se gaver d'insectes.
Nous suivions de l'oeil cette
bête qui rampait. Soudain, mon ami pousse un cri de joie et me montre
une fourmi qui semblait venir à sa rencontre. Elle arrive à sa
hauteur, la longe. On aurait dit une 2 CV croisant un 30 tonnes. Parvenue à
peu près au milieu de la chenille, la fourmi s'arrête, et se met,
des antennes, à palper le ventre de l'autre, qui s'immobilise aussitôt.
« Elle la trait, dit mon ami. Ces chenilles ont sous le ventre des papilles
qui sécrètent un liquide sucré, le "miellat"
dont les fourmis sont friandes. »
Rien d'étonnant jusque-là. Les fourmis élèvent bien
des pucerons pour les traire. Sans doute, celle-ci, gorgée de miellat,
allait-elle revenir à la fourmilière pour le repasser à
ses compagnes puisque les fourmis s'entre-nourrissent de bouche à bouche.
Mais les choses se sont déroulées autrement. Traite finie, la
fourmi s'est rapprochée de la tête de la chenille, l'a touchée,
et l'autre s'est mise en boule.
Alors, la petite fourmi, crochant ses mandibules sur la chenille, a commencé
à la tirer derrière elle, comme si elle voulait l'entraîner
quelque part.
« Elle l'a paralysée ? demandai-je. Et maintenant, elle la transporte
à la fourmilière où les autres la mangeront vivante ?
— Pas du tout. La chenille va très bien. Elle a fait exprès
de se mettre en boule pour que la fourmi puisse la tirer plus commodément.
Elle sait bien ce qui va arriver... »
Et il m'expliqua l'incroyable, pendant qu'aidée d'autres fourmis, la
première remorquait sa chenille jusqu'à la fourmilière
où, poussant-tirant, on la faisait entrer.
« Mesdames les fourmis vont installer la chenille chez elles, disait l'entomologiste,
et là, à tour de rôle, elles viendront la traire et boire
son miellat.
— Mais cette chenille va mourir de faim, là- bas ?
— Justement non ! Les fourmis sont en train de la mettre dans une des
galeries où elles élèvent leurs larves. La chenille les
mangera. Elle grandira, se transformera, et, un beau jour, bien nourrie par
les enfants des fourmis qui la traient, elle s'en ira papillon.
— Ainsi, ces fourmis sont tellement gourmandesque, pour avoir le miellat
de la chenille, elles lui donnent leurs petits à manger ? C'est abominable
! »
Il a grogné des explications confuses et nous nous sommes quittés
fâchés, car les entomologistes n'aiment pas qu'on dise du mal de
leurs insectes.