Comprendre l'évolution des reines et des ouvrières chez les Fourmis

CNRS Presse 1/02/96 (www.cnrs.fr/Cnrspresse/n17a8.html )


La vie en société offre l'avantage d'une répartition des tâches entre les différents individus, et par là un meilleur fonctionnement du groupe. Cette organisation est particulièrement poussée chez les fourmis et autres insectes sociaux qui ont développé deux types d'adultes femelles morphologiquement distincts, les reines et les ouvrières, spécialisées respectivement pour la reproduction et l'intendance du nid. Comment le dimorphisme reine-ouvrière s'est-il produit et, paradoxalement, pourquoi certaines espèces primitives conservent-elles ou non leur reine ? Des éléments de réponse sur les premiers stades de cette évolution viennent d'être apportés par Christian Peeters, du Laboratoire d'éthologie expérimentale et comparée (CNRS-Université Paris Nord), et Bert Hölldobler, de l'Université de Würzburg en Allemagne. En étudiant une fourmi primitive, Harpegnathos saltator, dont les reines, peu spécialisées, et les ouvrières se ressemblent beaucoup, les deux chercheurs montrent que le maintien de la reine chez ces fourmis est indispensable au renouvellement de la société. La production de castes spécialisées chez les insectes, phénomène exceptionnel dans le monde animal, est intimement liée à une organisation sociale très performante.

Les sociétés animales se distinguent par une division du travail, et la stérilité d'une proportion des membres du groupe en est une manifestation spectaculaire. L'innovation évolutive des fourmis, ainsi que des termites, de certaines abeilles et guêpes, a été de produire deux catégories d'adultes femelles. Les " reines " et les " ouvrières " ont des morphologies différentes suite à une différenciation pendant le stade larvaire. Ce dimorphisme a permis une spécialisation pour l'accomplissement de tâches distinctes. Les ouvrières, sans ailes et souvent incapables de s'accoupler, participent aux activités sociales (soins au couvain, construction et défense du nid, approvisionnement en nourriture) alors que les reines, ailées, peuvent s'envoler du nid pour s'accoupler avec un mâle étranger et fonder une autre société, dont elles génèrent la descendance.

L'évolution des reines et des ouvrières a été d'une importance écologique considérable pour les insectes sociaux. Les reines de certaines fourmis peuvent vivre jusqu'à 20 ans avec une fécondité impressionnante, et elles génèrent ainsi des nids contenant plusieurs centaines de milliers ou millions d'individus. Cet accroissement en taille de leurs sociétés a permis à ces insectes de modifier progressivement leur mode de vie et de développer des techniques de travail très performantes. Chez les espèces où, dans chaque société, un grand nombre d'ouvrières peuvent coopérer afin de récolter la nourriture, de nouveaux comportements alimentaires sont apparus comme la chasse en groupe, l'élevage des pucerons ou la culture des champignons microscopiques. Cette diversification des modes de vie explique le grand succès écologique des fourmis qui représentent 10 à 15 % de la biomasse animale.

Comment s'est produite cette spécialisation des reines et des ouvrières au cours de l'histoire évolutive des fourmis ? On sait qu'elle a été graduelle puisque les deux castes sont morphologiquement similaires chez les fourmis primitives. A tel point que des ouvrières reproductrices ont complètement remplacé les reines chez un petit nombre d'espèces. Christian Peeters et Bert Hölldobler ont pu faire progresser l'étude des premiers stades de la divergence reine-ouvrière en observant Harpegnathos saltator, qui vit en Inde dans des nids complexes destinés à échapper aux inondations. Contrairement aux autres espèces primitives qui ont des nids très rudimentaires ou même qui colonisent ceux abandonnés par d'autres insectes, ces fourmis indiennes construisent, au fil des années, des nids souterrains d'une architecture remarquable. Plusieurs étages de chambres habitées sont protégées par une coupole imperméable, le tout étant isolé par un vide sanitaire qui débouche sur un puits perdu. Chez Harpegnathos saltator, les reines ailées et les ouvrières ne sont pas très différentes. Les ouvrières peuvent s'accoupler et pondre des œufs, excepté en présence de la reine, mais elles ne peuvent pas fonder de nouvelles sociétés. C'est la reine qui commence la construction du nid et qui assure la reproduction pendant deux ou trois ans. Au bout de cette période, la reine meurt alors que la société n'a pas encore atteint son développement complet. Certaines ouvrières reprennent alors le relais de la reproduction après s'être accouplées avec leurs frères de nid. Ainsi la société perdure plusieurs années dans le même nid.

Dans ces conditions, on peut se demander pourquoi les reines peu spécialisées ont été conservées chez ces fourmis indiennes. Christian Peeters et Bert Hölldobler proposent une explication. Chez les quelques espèces primitives où les reines ont complètement disparu, les ouvrières reproductrices ne peuvent pas créer de nouvelles sociétés sans l'aide des ouvrières stériles. Ainsi, une société existante se scinde en deux parties qui deviennent autonomes. Cette stratégie semble impossible chez Harpegnathos saltator en raison de l'énorme investissement que représente l'élaboration du nid. Les ouvrières reproductrices étant incapables d'assurer le renouvellement des sociétés, les reines ailées restent donc indispensables.

Ces résultats permettent en partie d'expliquer pourquoi les reines faiblement spécialisées ont parfois été éliminées chez certaines fourmis primitives. Mais ils montrent aussi comment la différence morphologique reine-ouvrière est la clef d'une organisation sociale sophistiquée chez les insectes.

Référence :

- Christian Peeters, Bert Hölldobler. Reproductive cooperation between queens and their mated workers : the complex life history of an ant with a valuable nest. PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America) (1995), vol. 92, n° 24, pp. 10977-10979.