Des anges et des insectes

de Philip Haas avec Mark Rylance, Patsy Kensit, Kristin Scott Thomas (1995, 1h57)

 Philippe Haas fait s’agiter la société victorienne comme une colonie d’insectes

" Se vedo ancora un ombrello, urIo!, (si je vois encore une ombrelle je hurle !) " à en croire le cinéaste Jean-Claude Biette (dans un entretien publié dans le numéro 496 des Cahiers du cinéma), c'est cet état de rage folle et humoriste qui avait saisi Pier Paolo Pasolini à la vision de Mort à Venise. On pourrait réactualiser l'exclamation au sortir de Des anges et des insectes, le film du cinéaste américain Philip Haas : " Si ie vois encore une crinoline, je mords! " Le succès de la fameuse Leçon de piano de Jane Campion ayant fait école, combien en a-t-on vu de ces reconstitutions d'époque qui vaquent en toute vanité entre le musée du costume et le salon des antiquaires ? Comme si le certificat d authenticité suffisait à faire un film et exemptait de tout autre effort. Ce sont peut-être les progrès de la couleur au cinéma qui dictent cette dictature de l'authentique, la tyrannie des chef décorateurs faisant le reste. Tout ce boulot pour fixer un vert justement anglais, toute cette recherche pour dénicher. un velours au vermillon parfaitement cramoisi.

Pas étonnant qu'il reste peu d'énergie et de temps pour les idées. Des jolies toilettes victoriennes dans un ravissant manoir du même bois; Des anges et des insectes n'échappe pas à cet art d'ensemblier. On passe donc devant sa vitrine, éventuellement épaté par le luxe d'un déballage aussi ostentatoire, l'œil et la pensée distraits mais partant égarés. Pourtant il advient aussi que devant cette vitrine, on pile net et que soudain la glace se rompt. Comme si la valse de tant d'excentricités finissait pas procurer un étourdissement qui laisse le cul par terre et les yeux en face des trous. C'est un genre typiquement anglo-saxon que de faire dire au classicisme des choses qui n'en relèvent guère.

Étant donné le sujet du film (au cœur du XIXe siècle -1858-, une petite société victorienne ébranlée dans ses miasmes par la révolution darwinienne), on songe un moment à des élucubrations à la Peter Greenaway. Et puisque sa façon consiste à suggérer des perversités sous le voile de l'académisme, on pense aussi au cinéma de James Ivory, maestro de ce genre. Disons que Philip Haas agitateur d'un shaker inspiré, pique de l'un et extrait de l'autre, pour un cocktail à sa façon. Ainsi de la piste d'un montage parallèle entre la société des insectes et la compagnie des humains.

De retour d'Amazonie, William Adamson (Mark Rylance, idoine et sexy), entomologiste brillant mais désargenté, entre au service de la riche famille du révérend Alabaster qui lui confie la classification de ses nombreuses collections de bestioles naturalisées. William prendra un peu plus (son) pied dans la famille en épousant Eugénia, la fille aînée (Patsy Kensit), très belle plante blonde apparemment un rien fanée mais qui dans l'intimité sexuelle du mariage se révèle une explosive partenaire. Les voilà bientôt parents de jumeaux, et d'autres enfants suivront... Pourtant quelque chose cloche et grince qui devient le suspense du film. Pour se distraire et endormir notre curiosité, William, dans un coin du parc, s'adonne à l'observation d'une colonie de fourmis, secondé dans son étude par la futée Matty Crompton, une parente pauvre qui sert de préceptrice aux jeunes filles de la maison (vivat pour Kristin Scott Thomas, enlaidie à ravir et qui sait mener d'une main d'acier son petit bonhomme de personnage). Il viendra bientôt en tête à William que les règles carnassières des fourmis n'ont rien à envier aux mœurs prédatrices du clan Alabaster. Et de fil en aiguille, d'expérience de laboratoire en observation de salon, il va finir par découvrir un pot-aux-roses en forme de malédiction des familles.

Le bâillement pourrait alors légitimement gagner le spectateur si Philip Haas ne jouait pas de cette irradiation paranoïaque de signe en signe, si typique du raisonnement analogique, pour mieux la moquer et même l'envoyer aux pelotes. Par delà le fatras fourbu d'une réciprocité naturaliste (les humains comme des bêtes, les bêtes pas si connes), Philip Haas trouve les images parfaitement angoissantes pour exprimer une peur de fond qui excède de beaucoup son seul cadre socio-cul-cul : tout ce qui couve, grouille et gargouille par en dessous, tout ce pays sous l'écorce qui frémit, quand on soulève une pierre du parc, lorsqu'on pousse la porte d'une alcôve : le gouffre des passions, l'abîme des miasmes. C'est la belle mélancolie du film, à l'instar de la déclaration programmative du vieux maître du manoir: "Je suis assez vieux pour avoir cru aux anges et aux démons mais aujourd'hui je sais que nous ne somme que chair et évolution et qu'un jour j'irai pourrir comme un champignon."

C'est aussi sa fragrance fantastique, son fumet Hurlevent, sa part gothique si l'on veut, heureusement insinués : des papillons de nuit qui envahissent dangereusement la robe d'Eugénia, des servantes qui tournent la face vers le mur chaque fois quelles croisent un homme dans un couloir, et surtout cette conspiration fantomatique mais agissante d'une maisonnée tantôt hostile, tantôt bienveillante. Certes Des anges et des in sectes ne décanille pas assez souvent sur la piste de cette terreur sourde, il en rebat même du côté d'une conclusion " so what? " paresseusement apaisante. Il n'empêche que, dans les oubliettes du film, cogne un peu d'Edgar Poe qui fait peur, donc plaisir, à voir.

(Libération, 13 décembre 1995)